Les biens communs numériques

Histoire et théorie des biens communs numériques

, par COUTURE Stéphane, GOLDENBERG Anne

Depuis quelques années, les théories des communs sont proposées comme de nouvelles approches pour penser le monde au niveau économique, social, politique et environnemental. La reconnaissance des travaux d’Elinor Ostrom, entre autres, a permis de jeter un nouvel éclairage optimiste, politisé et économique sur la gestion d’une ressource commune dans un contexte d’appropriation privée (capitaliste et néolibérale). Dans ses travaux sur la nouvelle économie politique des communs, Christian Laval analyse quant à lui la place des communs au sein d’une économie politique néolibérale, en faisant un retour critique sur les écarts et les liens entre bien public et bien commun. La théoricienne féministe Sylvia Federici porte quant à elle un regard critique sur cet intérêt croissant pour les biens communs, notamment en ce qui concerne leur récupération capitaliste. Cet article présentera ces différentes approches théoriques et historiques des biens communs.

Trois moments clés de l’histoire des biens communs

Hervé Le Crosnier [1] décrit l’histoire des biens communs à partir de trois moments distincts, qu’il appelle trois « incarnations » :

Le premier moment des communs est le « mouvement des enclosures », c’est-à-dire les transformations d’un mode d’agriculture basé sur l’administration commune des terres à un système de propriété privée, en Angleterre, entre le 13e et 17e siècle. Tandis que les propriétaires voyaient dans la privatisation et la clôture des espaces communs le gage d’une meilleure productivité, les pauvres y perdaient un droit d’usage dont ils dépendaient souvent pour leur subsistance. Comme le souligne Hervé Le Crosnier, ce premier mouvement des enclosures demeure une référence pour penser les biens communs : « Aujourd’hui encore, penser les communs ne peut se faire qu’en relation avec les tentatives, les formes et les succès ou échecs des nouvelles enclosures, qui organisent la privatisation de ce qui était auparavant utilisé par tous ».

Le deuxième moment concerne le regain d’intérêt pour les communs, en particulier avec la publication de l’article de Garrett Hardin, « La tragédie des communs ». Cet article critique le laisser-faire dans la gestion des communs, qui peut conduire à leur exploitation abusive et « tragique ». Il en conclut que la meilleure manière de gérer les communs est de passer soit par leur privatisation, soit par leur gestion étatique. Paradoxalement, en critiquant le paradigme des communs alors oubliés, Hardin a amplement contribué à faire revivre cette notion, en particulier dans les cercles économiques. L’interrogation sur les biens communs a poussé Elinor Ostrom à entreprendre un programme de recherche empirique visant à documenter attentivement les modes de gestion des communs. Ses travaux lui ont d’ailleurs valu, en 2009, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, (usuellement appelé le « prix Nobel d’économie ») ce qui illustre bien l’intérêt institutionnel envers ces questions.

Elinor Ostrom, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur l’économie des biens communs.
Commons Wikimedia cc-by-sa-3.0

Source Wikimedia, Licence : cc-by-sa-3.0.

Les travaux d’Ostrom ont d’abord porté sur les communs « matériels », comme par exemple la gestion collective des réseaux d’irrigation en Californie du Sud ou encore celle des copropriétaires d’immeubles. Les travaux d’Ostrom s’éloignaient grandement du modèle mis en avant par Hardin pour expliquer la « tragédie des communs », soit celui d’une communauté sans règles dont les membres sont animés par leur seul avidité. Ostrom s’est plutôt attardée à décrire le travail des communautés dans la gestion des ressources communes, ainsi que la grande diversité des règles qu’elles mettent en place pour ce faire. Ce qui ressort principalement dans les travaux d’Ostrom, c’est qu’il n’y a pas de biens communs sans communauté, et que c’est avant tout le travail d’organisation de la communauté qui doit être analysé dans l’étude d’un bien commun.

Le troisième moment concerne la popularité grandissante d’Internet et des technologies numériques. En effet, depuis ses débuts, Internet est en bonne partie l’objet d’une construction collective par des acteurs et actrices qui revendiquent son ouverture. Des innovations radicales, comme les principes des logiciels libres et plus tard l’encyclopédie Wikipédia, suscitent aujourd’hui un engouement important pour la théorie des communs, ce qui a par exemple amené Elinor Ostrom et Christine Hess à étudier ces nouveaux « biens communs de la connaissance » [2]. Au même moment, on assiste à de nouvelles enclosures, qui s’expriment par exemple dans le renforcement des politiques de droits d’auteurs ou le développement de technologies de gestion des droits numériques (Digital Rights Management, en anglais) qui ont pour objectif de contrôler l’usage des œuvres numériques.

Les biens communs, entre biens marchands et biens publics

Une manière de présenter le concept de bien commun est de le situer par rapport aux concepts de bien public et de bien marchand. Dans un article publié sur le site web de la revue du Mauss [3], Christian Laval note que la distinction entre bien marchand et bien public s’inscrit dans le contexte d’une doctrine générale des biens économiques. Celle-ci les distingue selon des caractéristiques « naturelles », à savoir s’ils sont rivaux ou non-rivaux d’une part, et exclusifs ou non-exclusifs d’autre part. Un bien est considéré exclusif si son utilisateur peut empêcher son utilisation par une autre personne, tandis qu’un bien rival est un bien dont l’utilisation même exclut d’autres usages. Ainsi, les biens auraient des caractéristiques particulières qui les destineraient à être soit des biens publics, soit des biens privés ou marchands. Les biens publics seraient des biens qui présentent des caractéristiques particulières opposées à celles des biens privés ; ces derniers seraient rivaux et exclusifs alors que les biens et les services publics seraient non rivaux et non exclusifs. Christian Laval note que « L’économie des biens publics est ainsi dans une relation de miroir avec celle des biens privés ».

En parallèle, il existe plusieurs biens dits « hybrides » qui peuvent être à la fois exclusifs et non rivaux. C’est le cas d’un club de golf dont l’accès est restreint (exclusif) aux abonnés, mais dont l’usage n’est pas rival, dans ce sens qu’il n’affecte pas – ou presque pas – négativement l’utilisation que d’autres personnes peuvent en faire. À l’inverse, certains biens sont à la fois non-exclusifs et rivaux, comme les pâturages, les bibliothèques ou les zones de pêche. Ces biens communs ont été l’objet des travaux d’économie politique d’Elinor Ostrom et plus tard, de Charlotte Hess.

Adapté de Ostrom et Hess [4]

Le développement d’Internet et des nouvelles formes de collaboration – par exemple dans la création des logiciels libres ou de Wikipédia – suscite aujourd’hui l’intérêt pour les biens communs. Toutefois, ces biens communs, souvent appelés « biens communs numériques », ou encore « biens communs de la connaissance », se distinguent des biens communs naturels ou matériels étudiés par Ostrom. En effet, contrairement à ces derniers, qui sont non-exclusifs mais rivaux, les biens communs de la connaissances sont quant à eux non-rivaux : leur utilisation par les uns n’est pas restrictive pour les autres. L’utilisation accrue des biens communs numériques a d’ailleurs tendance à en faire augmenter la valeur (par exemple, plus un site web est utilisé, plus sa valeur est importante). Par leur gestion collective communautaire et leur non-exclusivité, les biens communs numériques continuent toutefois à se distinguer à la fois des biens publics et des biens privés. Il faut cependant rappeler, comme nous l’avons mentionné plus tôt, que les biens communs numériques sont également menacés par de nouvelles enclosures, comme les technologies de gestion des droits numériques, qui tentent de créer de l’exclusivité, voire de la rivalité, au sein des biens communs numériques en restreignant ou contrôlant leur usage.

Wikipédia est sans doute le cas le plus connu d’un bien commun numérique © Fondation Wikimédia

Les biens communs et leur gestion collective

Les biens communs ont été décrits par Ostrom comme des « bassins de ressources communes » susceptibles de faire l’objet d’une gestion collective pour leur usage et leur partage. Cela implique donc une politisation des participant-e-s quant à la gestion de ces ressources. C’est notamment ce sur quoi se sont penchés plusieurs chercheur-e-s contemporain-e-s. Néanmoins, Christian Laval rappelle qu’il s’agit aussi d’une politisation ou d’une revendication d’autogestion au sein et vis-à-vis d’un contexte de gouvernance étatique et représentative qui s’est largement réapproprié le politique. Aussi, il souligne surtout le fait qu’il ne s’agit pas tant de s’intéresser aux biens communs en tant que tels, mais plutôt à leur processus de gestion collective :

Seul l’acte d’instituer les communs fait exister les communs, à rebours d’une ligne de pensée qui fait des communs un donné préexistant qu’il s’agirait de reconnaître et de protéger, ou encore un processus spontané et en expansion qu’il s’agirait de stimuler et de généraliser [5].

Comme le souligne Hervé Le Crosnier, Ostrom a relégitimé les capacités d’auto-organisation des communautés autour des biens communs. Ils sont en effet gérés par des communautés qui peuvent être de tailles différentes et obéir à des logiques variées de systèmes de gestion des ressources. Elinor Ostrom a cependant défini certains principes fondamentaux qui doivent être pris en compte par une communauté afin de rendre un commun pérenne :

  • des groupes aux frontières définies ;
  • des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ;
  • la capacité des individus concernés à les modifier ;
  • le respect de ces règles par les autorités extérieures ;
  • le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;
  • l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
  • la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées [6].

Les « communs », entre alternative non-commerciale et récupération capitaliste

En quoi le modèle des « communs » peut-il constituer une alternative au modèle capitaliste ? La réponse à cette question est ambiguë. Comme l’ont noté plusieurs auteur-e-s, les « communs », comme catégorie conceptuelle, représentent en quelque sorte une alternative entre le bien public et le bien marchand et, à un autre niveau, entre l’État et le marché. Cependant, comme le note l’auteure féministe Silvia Federici [7], la théorie des biens communs est aujourd’hui mobilisée au sein de grandes institutions néolibérales et dans les travaux dominants en économie, comme le montre d’ailleurs l’octroi du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom. Depuis quelques années, les décideurs ont en effet vu que certains biens, dans certaines conditions, pouvaient être plus facilement et efficacement gérés de manière collective plutôt qu’en les privatisant (ou en faisant des biens publics),et qu’ainsi, il peuvent mêmes être profitables pour le marché. Federici critique également les travaux (elle cite notamment ceux de Hardt et Négri) qui voient dans Internet l’émergence de nouveaux communs. Elle considère qu’il existe plusieurs limites à cette théorie, la première étant qu’elle « absolutise » le travail d’une minorité qui possède des compétences auxquelles une grande partie de la population mondiale n’a pas accès. Cette approche ignore aussi le fait que la communication en ligne s’appuie sur des activités économiques, souvent basées sur l’exploitation sociale et écologique. Enfin, l’analyse des communs numériques ferme souvent les yeux sur la manière dont ces communs sont réutilisés dans la production de biens marchands [8].

Pour Federici, il faut donc être prudent dans la manière dont nous construisons le discours sur les biens communs, afin d’éviter de contribuer à la revitalisation du capitalisme. Pour cette auteure, aucun « commun » n’est possible si l’on base notre vie et notre reproduction sur la souffrance des autres. Federici est d’accord pour dire que les biens communs ne vont pas sans communauté, mais elle ajoute que ces communautés ne doivent pas elles-mêmes créer d’exclusions.