Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

Centrale nucléaire de Jaitapur : une nouvelle catastrophe à l’horizon

, par Intercultural Resources , KANTI BOSE Tarun

L’article a été traduit de l’anglais au français par Marija Baric traductrice pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Ritimo,Jaitapur Nuclear Power Plant : Another Catastrophe in the Offing

Le gouvernement indien prévoit de construire la plus grande centrale nucléaire du monde à Jaitapur dans l’État occidental du Maharashtra. Le site qui regorge d’une riche biodiversité est également connu pour avoir une activité sismique élevée. Le projet est un pari non testé, coûteux et dangereux pour la santé et pour la terre. Il est violemment contesté.

Le programme nucléaire de l’Inde a été mis en place en 1948, avec l’introduction d’un projet de loi sur l’énergie atomique par le Premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru. La loi donne à l’État l’exclusivité des« responsabilités / droits exclusifs » sur les questions relatives à l’énergie atomique. En 1969, avec l’aide des États-Unis, l’Inde a lancé son premier réacteur à Tarapur, Maharasthra. En tant que non-signataire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), l’Inde a été exclue du commerce international de matières premières nucléaires pendant de nombreuses années. Ses centrales nucléaires ont donc été construites en grande partie sans aide ou conseil externe et en dehors des normes de sécurité de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

En 2008, l’interdiction du commerce international a été levée par le Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN), ce qui a ouvert la porte aux pays étrangers souhaitant faire le commerce de matières et de combustibles nucléaires avec l’Inde à des fins civiles. Des accords ont rapidement été signés avec les États-Unis, la France et la Russie, ainsi qu’avec le Canada, la Mongolie, le Kazakhstan, l’Argentine, la Namibie, la Corée du Sud et le Royaume-Uni.

Les entreprises étrangères peuvent désormais construire des réacteurs nucléaires en Inde. La première victime potentielle de ce projet est l’écosystème extraordinaire de la région côtière de Konkan dans l’État du Maharashtra. Il s’agit d’un haut lieu de la biodiversité qui abrite 6 000 espèces d’angiospermes (ou plantes à fleurs), de mammifères, d’oiseaux et d’amphibiens, dont 325 sont espèces menacées. C’est la source de deux grands fleuves et la zone la plus riche en espèces endémiques de l’Inde.
La Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) prévoit d’installer six réacteurs de 1 650 mégawatts dans cette région, plus précisément dans le port de Jaitapur dans le district de Ratnagiri au Maharashtra. La centrale sera dotée de réacteurs pressurisés européens (EPR) conçus par la société française Areva.

Le gouvernement indien a ignoré les manifestations et a acquis de force 2 300 hectares en utilisant la loi sur l’acquisition des terres, qui avait été mis en place sous l’Empire britannique. La loi, destinée à acquérir des terres à des « fins publiques », a de plus en plus été utilisée au profit des entreprises privées pour faire avancer des projets qui mettent les populations locales en danger. À mesure que les travaux de construction avancent à Jaitapur, les montagnes seront aplanies, les arbres déracinés, les ports rasés, et l’agriculture florissante, l’horticulture et les activités de pêche seront détruites, mettant en péril la survie de 40 000 personnes.

Centrale nucléaire de Jaitapur

Jaitapur est prévue pour être la plus grande centrale nucléaire au monde. Depuis 2006, Areva a été liée au « parc » nucléaire en projet à Jaitapur. Avant même que le Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN), composé de 45 membres, ait décidé en septembre 2008 de faire une exception pour l’Inde, New Delhi avait commencé à agiter la carotte avec l’affaire lucrative d’un réacteur nucléaire d’une valeur de 270 milliards de dollars. Cela s’est fait sans l’autorisation de la Reserve Bank of India, sans qu’une évaluation technique des réacteurs, une étude transparente à grande échelle ou la planification de l’expansion du nucléaire sur une échelle d’une telle ampleur ne soient conduites.

Concernant la sécurité énergétique de l’Inde, aucune évaluation de la pertinence de la production d’énergie nucléaire à grande échelle en ce qui n’a été menée. La NPCIL n’a pas lancé d’appel offre global pour aucun des réacteurs, mais a présélectionné les EPR d’AREVA, ainsi que les réacteurs de Westinghouse Electric Company, de General Electric-Hitachi et de Rosatom (l’Agence fédérale de l’énergie atomique russe). Pour sa part, la France a été désireuse d’exploiter le marché du nucléaire lucratif émergent en Inde. Non seulement la France n’a pas condamné l’Inde pour ses essais nucléaires en 1998, mais elle a également promis à l’Inde un accès à des technologies d’enrichissement et de retraitement et a garantit un approvisionnement en combustible.

En prévision de l’autorisation du Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN), les activités d’avant-projet ont démarré à la mi-2006 et un protocole d’entente a été signé entre la Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) et le gouvernement du Maharashtra en septembre 2006. Le bureau du camp de la NPCIL a vu le jour près du village de Madban début 2007. Moins d’un mois après l’autorisation du Groupe des fournisseurs nucléaires (GFN) en septembre 2008, l’Inde et la France ont conclu un accord-cadre nucléaire. L’accord pour les deux premiers des six EPR conclus entre Areva et la NPCIL a été signé en décembre 2010. Cet événement a également été marqué par une autorisation précipitamment accordée au projet par le ministère indien de l’Environnement et des Forêts.

Les villageois de Jaitapur confrontés au déplacement et la destruction

Le projet nucléaire de Jaitapur devrait être réparti sur 968 hectares de terres et entraînerait la disparition de cinq villages (Madban, Niveli, Karel, Mithgavane et Varliwada), dont la population totale est de 40 000 personnes. Les habitants de la région ont reçu les ordres d’acquisition de terrains en 2007 et en janvier 2010, le gouvernement du Maharashtra avait finalisé l’acquisition de 938 026 hectares. Les villageois se sont vus offrir 2,86 Roupies indiennes (INR) par mètre carré pour les terres stériles et 3,70 INR par mètre carré pour les terres cultivables, ce qui équivaut à 125 000 INR et 160 000 INR par acre. Ce montant a ensuite été porté à 400 000 INR par acre et plus récemment à 1 000 000 par acre, accompagné de la garantie d’un emploi pour chaque famille touchée. Cependant, en dépit de l’acquisition forcée de terres, seulement 114 des 2 375 familles touchées ont réclamé l’indemnité offerte, toutes les autres ont refusé de prendre les chèques en signe de protestation.

La NPCIL a qualifié 65 % de la terre comme stérile. La population locale est profondément choqué parce que la terre est très fertile et produit en abondance du riz, des céréales, la plus célèbre mangue du monde (variété « Alphonso »), des noix de cajou, des noix de coco, du kokum, des noix de bétel, des ananas et d’autres fruits.

Hormis l’agriculture et l’horticulture, la région Jaitapur-Madban possède une économie de pêche importante. Le poisson sera également affectées car la centrale déversera quotidiennement 52 000 millions de litres d’eau chaude dans la mer d’Arabie, ce qui augmentera considérablement la température de l’eau de mer. En outre, les autorités communautaires de Jaitapur craignent qu’une fois opérationnel, le dispositif complexe du projet mette en péril le libre usage par les pêcheurs des deux ruisseaux de Jaitapur et Vijaydurg.

Comme Pravin Gavankar, président de Sanhit Seva Samiti (le comité de protection sociale Sanhit), une organisation militante locale opposée à la centrale, a déclaré : « Le village est un réconfort pour environ 650 chalutiers particuliers. Chaque chalutier donne du travail à 12 hommes, ce qui signifie des revenus pour 12 familles. Si une centrale est effectivement construite à Jaitapur, les eaux chaudes du réacteur ... détruiront les prises et d’un coup l’ensemble des 12 familles en seront affectées ». Selon le Maharashtra Macchhimar Kruti Samiti (le comité d’action sociale des pêcheurs), sept villages de pêche seront menacés par le projet. Même si les poissons ne disparaissent pas de la région de Jaitapur, l’industrie de la pêche pourrait être irrémédiablement endommagée par la seule présence de la centrale nucléaire. Une grande quantité de poisson est exportée vers l’Europe et le Japon où des « certificats de capture » - soit la déclaration de la qualité des zones de pêche - sont obligatoires. Ces pays développés peuvent refuser les poissons pêchés à portée d’un réacteur nucléaire.

Réacteur pressurisé européen : un problème nucléaire, pas une solution énergétique

À ce jour aucun EPR n’a été entièrement construit et mis en service ailleurs dans le monde. Il existe quatre EPR à divers stades de construction et deux d’entre eux sont déjà confrontés à de graves problèmes. Areva a vendu le premier EPR à la Finlande et sa construction a débuté en 2005. Plusieurs problèmes de conception et de construction ont retardé le démarrage de cette centrale à la deuxième moitié de 2013, avec une hausse des coûts de 50 pour cent. La France elle-même a décidé de mettre en place le deuxième EPR et la construction de cette unité a commencé en décembre 2007. Les problèmes de sécurité et de construction très similaires ont conduit à une hausse des coûts de 50 pour cent et à un délai de mise en service pour 2014. La Chine a acheté deux EPR, mais reste prudente à l’égard des dates de fin de chantier fixées à 2013 et 2014.

En octobre 2009, se rendant compte que l’EPR rencontrait des difficultés, le gouvernement français a commissionné François Roussely, ancien président d’Électricité de France (EDF), afin d’évaluer l’état de l’EPR ainsi que de l’industrie nucléaire française en général. Le rapport Roussely (juillet 2010) a conclu que la crédibilité de l’EPR a gravement été entâchée par les problèmes des deux réacteurs en cours de construction. Roussely déclare à ce sujet : « la complexité de l’EPR vient de choix de conception (discutables)... Cela représente certainement un handicap pour sa construction et son coût - l’EPR doit donc être davantage optimisé en fonction des retours sur les EPR en cours de construction. »

Une partie des problèmes rencontrés lors de la construction des deux EPR se rapportent à un mauvais contrôle de qualité et de construction. Les défauts signalés comprennent la mauvaise fabrication du pressuriseur et de la cuve du réacteur en Finlande, des fissures dans le béton et des soudures défectueuses dans les coques de confinement en acier se sont développées sur les deux sites. L’un des graves défauts de conception signalé à Areva dans une lettre commune des autorités de sûreté nucléaire française, finlandaise et britannique, est le manque de redondance adéquate dans la conception des normes et du système de contrôle ; un problème de sécurité qui n’a pas encore été résolu.

L’EPR rencontre d’autres problèmes fondamentaux de conception qui pourraient causer de graves problèmes lors des dernières phases d’opération. L’EPR fonctionnera avec cinq pour cent d’uranium enrichi, contre 3,5 pour cent dans les réacteurs à eau pressurisée (REP) traditionnels. Cette économie de carburant améliorée est vantée comme un avantage de l’EPR. Ce que personne n’a mis en évidence est que ce fort taux de combustion de toxicité conduit à un plus fort taux de toxicité des déchets radioactifs. Selon une étude menée par EDF, les déchets EPR auront environ quatre fois plus de brome, d’iode et de césium radioactifs par rapport aux REP traditionnels ; d’autres rapports fournissent des chiffres plus élevés.

En plus du coût du réacteur, la Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) devra compter sur d’autres dépenses. Celles-ci comprendront les coûts importants de stockage et d’élimination des déchets radioactifs, le coût de mise hors service éventuelle, les importants frais de sécurité physiques supplémentaires, y compris des batteries antiaériennes et le déploiement supplémentaire de la Garde côtière, l’augmentation substantielle des coûts de combustible nucléaire au fil des ans, et ainsi de suite. Si la transparence complète n’est pas exigée de la part de la NPCIL, ces coûts seront placés sous d’autres rubriques et dans les faits deviendront une subvention occulte des contribuables afin de promouvoir l’incursion du Premier ministre dans les importations de réacteurs nucléaires.

La protestation populaire et la campagne de résistance

Les habitants de la région de Jaitapur ont opposé une résistance courageuse au projet nucléaire dès le début. Initialement, l’opposition est venue principalement de Madban et d’autres villages directement affectés. Mais très vite, les communautés de pêcheurs, les manguiers, les transporteurs et les militants de la société civile du quartier général du district de Ratnagiri se sont joints à eux, ainsi que des militants et des écologistes de Mumbai et d’autres parties de l’Inde. Le gouvernement de l’État et la Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) ont décrié les manifestations en les attribuant à des « éléments extérieurs ». Cependant, l’ensemble des cinq gram panchayats (organes locaux démocratiquement élus) dans la région concernée ont adopté à l’unanimité des résolutions qui s’opposent au projet.

Le gouvernement central et la Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) sont bien décidés à réaliser le projet de Jaitapur à n’importe quel prix. La NPCIL et le Département de l’énergie atomique se sont concentrés sur le site de Jaitapur dès 2003, avant même qu’Areva ait conçu l’EPR et que l’accord-cadre indo-français sur les importations de réacteurs n’ait été signé.

Le gouvernement du Maharashtra s‘atèle tout autant à la tâche pour mettre en œuvre le projet. Le ministre en chef de l’État, Prithviraj Chavan, était le ministre d’État de l’Inde pour l’énergie atomique jusqu’en novembre 2010 et est un ardent partisan de l’énergie nucléaire. Il considère ses détracteurs comme mal informés, destructeurs et des « luddites » anti-développement. Le gouvernement s’est abaissé à dénigrer les critiques du projet à maintes reprises.

Le gouvernement de l’État du Maharashtra a déclenché une répression féroce sur la population locale pour s’être opposée au projet. Régulièrement, il procède à des arrestations de manifestants pacifiques ou intime des ordres de dispersion. Le gouvernement interdit également les manifestations sur la base de l’article 144 du Code de procédure pénale, qui empêche les « attroupements illégaux », ainsi que l’article 37 de la loi drastique sur la police de Mumbai datant de l’époque coloniale.

La sagesse de la population locale, notamment celle des femmes, concernant leurs conditions de vie et leurs droits démocratiques constitue une part importante du mouvement. Les enfants et les femmes crient Anu Urja Nako (non à l’énergie nucléaire) à chaque véhicule qui passe. La région entière a appris des méthodes de non-coopération pacifique et de lutte non violente contre le gouvernement.

Les gens s’opposent au projet car il détruira leurs moyens de subsistance, comme ce fut le cas à proximité avec les réacteurs de Tarapur. La population de Jaitapur, très instruite, est consciente des risques de radiation et des mauvais résultats du Ministère indien de l’Energie nucléaire (DAE) en matière de sécurité , comme avec l’exposition de centaines de travailleurs de Tarapur à des doses de radiation supérieures aux limites autorisées, des malformations génétiques provenant de l’extraction de l’uranium à Jaduguda et l’ incidence élevée de cancer près des réacteurs à différents endroits.

Plus de 95 pour cent de ceux dont les terres ont été confisquées ont refusé de prendre l’indemnité de 1 000 000 INR par acre. Les villageois, face à la répression, pratiquent la non-coopération en refusant de vendre de la nourriture et d’autres biens aux fonctionnaires de l’État. Lorsque le gouvernement a ordonné aux enseignants de manipuler les élèves en leur faisant croire que l’énergie nucléaire était propre et écologique, les parents ont retiré leurs enfants de l’école pendant quelques jours. Soixante-dix conseillers élus (représentants du panchayat) de 10 villages ont démissionné de leurs fonctions.

Un aspect encourageant de la lutte à Jaitapur est que son leadership est entre les mains de la population locale, qui a formé des organisations comme Janahit Seva Samiti, Madban (Comité populaire, Madban), Konkan Bachao Samiti (Comité « Sauvons Konkan ») et Konkan Vinashkari Prakalp Virodhi Samiti (Comité de Konkan contre les projets destructeurs). Le mouvement a également vu la participation des leaders de la société civile d’envergure nationale. Les dirigeants des partis politiques ont également visité la région et ont exprimé leur solidarité avec le mouvement du peuple. Des groupes comme Anumukti (« Libération de l’atome », la principale revue anti-nucléaire en Asie du Sud) et Lokayat (« Organisation du Peuple », un groupe activiste social basé dans la ville de Pune dans le Maharashtra) ont joué un rôle crucial dans la sensibilisation, dans la région, sur les risques de l’énergie nucléaire.