La transition énergétique en Allemagne : Sujet électrique

, par Futurouest

Dans notre beau pays, bastion du nucléaire, ce qui se trame en Allemagne en matière de production énergétique est aux mieux analysé avec circonspection, au pire totalement ignoré.

À l’occasion du cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée scellant l’amitié franco-allemande, Le journal des énergies renouvelables, – dédié, le lecteur aura corrigé, aux énergies d’origine renouvelable (ENR) – a consacré deux numéros à la transition énergétique (Energiewende) qui s’opère en Allemagne [1] Le journal des énergies renouvelables n° 214 -Mars-Avril 2013 et Le journal des énergies renouvelables n° 217, Septembre-Octobre 2013. Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues de ces deux ouvrages. Une telle initiative est salutaire, car le citoyen français a probablement peu conscience de l’ampleur du changement - qui tient quasiment d’une révolution culturelle - en cours Outre-Rhin. Les acteurs allemands de l’énergie la comparent volontiers à la révolution industrielle, à la révolution de la mobilité ou à la révolution numérique ! Avec son lot d’espoirs, tant en matière économique que géo-stratégique, sociale ou de la qualité de vie. Avec ses écueils également, car une mutation d’une telle ampleur ne peut s’opérer sans révéler des problèmes inattendus ou des effets indésirables.

Pour Peter ALMAIER, ministre de l’Environnement, « le défi est très probablement le plus grand qu’affronte le pays depuis la fin de la guerre, parce que la transition énergétique concerne l’ensemble des activités industrielles et économiques de l’Allemagne. »

Un objectif ambitieux mais réaliste

Le débat ne se résume pas à la sortie du nucléaire, contrairement à l’image que l’on en a en France. Cette question ne semble d’ailleurs plus vraiment faire débat : même Siemens, ancien acteur de cette filière, en a pris acte et s’en dégage, pour mieux investir celles des ENR. Le Concept énergétique – Energiekonzept, feuille de route de la transition énergétique – a pour ambition finale de diminuer de 80 à 95 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. La pertinence de cette entrée peut être discutée, mais comme souvent, l’intérêt d’une telle révolution ne réside pas forcément là où on le croit. Que ce pays se fixe de tels objectifs bat en brèche l’idée reçue selon laquelle le développement industriel ne peut pas se contenter d’énergies renouvelables, aux puissances trop faibles et à la variabilité trop aléatoire.
Une zone de flou persiste dans le domaine des transports – preuve que le lobby automobile allemand pèse lourd dans le débat. Cela démontre également que les rédacteurs du Concept énergétique ont le sens des réalités et qu’ils se sont attaché à fixer des objectifs réalistes – quoique ambitieux – dans des domaines pour lesquels la transition est déjà en cours, en premier lieu la production d’électricité et de chaleur et l’isolation des bâtiments.
En matière de production d’électricité, la part du nucléaire est passée de 30 % en 2000 à 16 % en 2012, tandis que celle des ENR est passée de 3,2 % en 1991 à 22,9 % en 2012, très nettement au-dessus de l’objectif fixé par la Directive européenne sur l’électricité renouvelable de 2001 ! Tout indique que le prochain objectif pour les ENR (38,6% de la consommation brute d’électricité d’ici 2020) sera lui aussi largement dépassé ! Selon les prévisions actuelles, ce taux approchera plus probablement les 50 %.
Pendant ce temps, la France est en retard sur sa propre feuille de route [2] malgré le volontarisme de certaines régions, qui ne bénéficient pas des mêmes marges d’action que les Länder allemands.

Des territoires décideurs et acteurs de leur propre transition énergétique

Il faut dire que les Länder peuvent fixer à leur échelle des objectifs plus ambitieux que les objectifs nationaux et que la plupart y ont intérêt, dès lors que cela favorise sur leur territoire le développement industriel dans le secteur des ENR. « À l’inverse des énergies fossiles, l’argent dépensé dans les renouvelables reste dans les territoires. ». Les régies publiques (Stadtwerke) se multiplient (plus de 800 à l’heure actuelle), de même que les structures coopératives et les « énergiculteurs ». Ces trois groupes représentent plus de la moitié de la puissance installée en ENR dans le pays ! « Les communes sont en train de s’approprier la transition énergétique... et même de l’accélérer ». Bien entendu, la culture fédérale allemande est nettement plus favorable à une telle multiplicité d’acteurs économiques que le centralisme français avec lequel composent si bien les grands énergéticiens qui savent se faire entendre du pouvoir central.

Des scénarios prospectifs encourageants

Les exercices de prospective commandés par les autorités fédérales allemandes établissent des scénarios visant le 100 % ENR pour l’électricité et la chaleur. Les modèles utilisés tendent à démontrer qu’un système énergétique entièrement basé sur le renouvelable ne coûtera pas plus cher que le système actuel (env. 120 milliards d’euros par an). Mais, rester sur le modèle actuel ferait bondir la facture d’autant, voire du double, selon le taux d’augmentation que l’on affecte au coût des énergies fossiles (si tant est qu’elles augmentent !).
À l’inverse de ces dernières, les ENR « nécessitent un investissement élevé, mais leur exploitation génère des coûts marginaux très faibles et facilement prévisibles ». De plus, « les coûts des installations des énergies renouvelables diminuent d’année en année » : une politique à long terme permet ainsi d’envisager une montée en puissance des moyens de production d’ENR à coûts maîtrisés. Il est d’ores et déjà établi que, dans ce pays où l’électricité est – à l’heure actuelle – deux fois plus chère qu’en France, la transition vers le 100 % d’origine renouvelable n’entraînera pas de hausse de la facture.
L’institut Fraunhofer ISE a ainsi produit en 2012 une étude prospective comportant trois scénarios qui se distinguent de la sorte : Remax, surtout basé sur l’augmentation de la production en ENR ; SanierungMax, qui se concentre sur la rénovation des bâtiments ; Medium intermédiaire entre les deux autres. Les trois scénarios démontrent que « l’approvisionnement électrique 100 % renouvelable est loin d’être une utopie. L’objectif est au contraire techniquement et financièrement atteignable ». Cette étude a en outre mis en lumière la nécessité de ne pas se focaliser sur la seule électricité, mais de repenser le système énergétique dans son ensemble.
Toutefois, au-delà de l’électricité, les besoins énergétiques de l’industrie n’ont pas été abordés par l’étude, pas plus que le domaine des transports : il paraît utopique d’envisager en 2050 une couverture de ces besoins uniquement par les ENR..., ce qui ne veut pas dire qu’elle n’interviendrait pas dans une proportion croissante.

Un parfum d’aventure

La transition énergétique est un formidable facteur d’innovation, pas seulement en Allemagne. Il ne se passe pas une semaine sans que ne soit présentée une nouvelle solution dans le domaine de la production et/ou des économies d’énergie. Innovations certes techniques, mais aussi politiques, financières, sociales, législatives...
La diversité, l’ingéniosité et l’audace de nombreuses innovations redonnent un goût d’aventure à un secteur que les énergies de l’abondance (nucléaire, pétrole, gaz) lui avaient ôté. Une aventure dans laquelle tous les citoyens peuvent s’impliquer, même s’ils ne possèdent ni puits de pétrole, ni mine d’uranium. La dimension industrielle est de plus en plus forte (notamment avec les parcs éoliens offshore, dont les investissements se chiffrent en milliards d’euro), mais cela n’exclut pas les échelles de production plus modestes, accessibles à des PME et à des groupements de particuliers.
En 2011, le secteur des ENR représentait 371950 emplois directs ou indirects en Allemagne. Pour 2020, les prévisions oscillent entre 470000 et 600000.

L’âge de la maturité de la filière éolienne

Dans l’éolien, l’augmentation de la puissance totale installée se poursuit, d’une part par l’édification de nouveaux parcs éoliens mais aussi par le « repowering », c’est-à-dire la rénovation des parcs éoliens les plus anciens, souvent localisés dans les endroits les plus productifs : les anciennes machines de petite puissance (4 à 5 fois moins puissantes que les modèles actuels) sont remplacées par des éoliennes récentes, bien plus productives.

Comme pour le solaire, la progression des installations est en avance sur les prévisions et, d’ici à 2020, l’éolien devrait être en mesure de produire près de 25 % de l’électricité consommée en Allemagne. La puissance totale des installations en service a dépassé les 31 GW en 2013. Les Länder du sud du pays s’étaient initialement davantage orientés vers le solaire que l’éolien : il reste donc des sites disponibles dans ces régions, au plus près des grands centres de consommation.
Le prix de revient du kWh terrestre est actuellement entre 6,5 et 8,1 c E : cela le rend compétitif sur le marché de gros. La réglementation a été adaptée pour inciter ce mode de commercialisation, et se passer ainsi du tarif d’achat.

Le bond du solaire

Le photovoltaïque connaît un succès que l’on mesure mal en France, ayant réussi une pointe à plus de 22 GWc en mai 2012, ce qui représentait 32 % de la demande en électricité à ce moment-là en Allemagne. Compte tenu des perspectives de développement, d’ici la fin de la décennie, les centrales solaires pourraient à certains moments assurer une production égale à 100 % de la demande. Mais, ramené aux volumes annuels, l’électricité d’origine photovoltaïque ne représente que 5 % de la demande (soit tout de même une production correspondant à la consommation de 8 millions de foyers !). Cette proportion pourrait atteindre 10 % d’ici la fin de la décennie selon l’association de l’industrie solaire allemande BSW Solar, qui constate que le rythme des nouvelles installations ne fléchit pas (plus de 7 GWc par an).
Cerise sur le gâteau, cette énergie a atteint la parité réseau : alors que les tarifs d’achat étaient de 5 E/Wc en 2006, il était de 1,7 E/Wc début 2013. BSW Solar promet que les prix diminueront encore de moitié d’ici 2020. Les grandes installations photovoltaïques offrent de tarifs d’achat de l’électricité qui se situent entre ceux de l’éolien offshore et ceux de l’éolien terrestre... et la baisse continue. Devant cette situation, pour les particuliers, « il est devenu naturel d’auto-consommer l’électricité solaire produite » et ne vendre que le surplus (soit tout de même 60 à 70 % de la production), ce qui va également modifier les modèles économiques et techniques : c’est autant d’électricité en moins à transiter sur le réseau.

Une remise en cause du marché de l’électricité

L’un des problèmes les plus pressants à résoudre est le modèle économique, car « le marché de l’électricité repose sur le principe du coût marginal de production. Pour l’éolien et le solaire, ce coût est proche de zéro. Le marché n’est pas fait pour les énergies renouvelables variables et il ne fonctionne plus correctement pour les énergies classiques, parce que les quantités d’électricité renouvelable injectée font chuter les prix, allant même jusqu’à générer des prix négatifs » !

La grande variabilité de la production entraîne en effet un problème d’équilibre du réseau et lors des périodes de pleine production, le prix de vente l’électricité à la bourse s’effondre. « Avec un prix moyen de 26,10 cE/kWh, les prix des offres en électricité d’origine renouvelable sont inférieurs aux offres de base (à majorité nucléaire et charbon) des opérateurs historiques. »

L’un des paradoxes est que cela favorise les vieilles centrales nucléaires ou au charbon, depuis longtemps amorties et qui continuent de gagner de l’argent, tandis que les centrales au gaz les plus modernes et les moins polluantes ne parviennent pas à être rentables ! Il leur faut un soutien politique pour survivre économiquement...
De plus, la gestion de la fluctuation énergétique de la production allemande a des répercussions sur les pays voisins (variation des prix de vente de l’électricité, mais aussi charge du réseau), dont la politique énergétique ne s’accorde pas forcément avec celle – décidée unilatéralement – de l’Allemagne.

Gérer l’abondance en couplant les réseaux d’électricité et de gaz

Lorsque l’Allemagne a annoncé en mai 2011 sa décision de sortir du nucléaire, l’une des idées les plus véhiculées par la presse française a été que la production électrique s’effondrerait et que nos vaillantes centrales nucléaires devraient y suppléer. Aujourd’hui, c’est le contraire qui se passe, les ENR entraînent une surproduction d’électricité. En 2012, l’éolien et le solaire photovoltaïque « représentaient déjà 54 GW installés pour une demande nationale oscillant entre 40 et 80 GW [3] ».

Les périodes de surproduction vont devenir de plus en plus fréquents avec l’augmentation de la puissance installée. Comment gérer ce surplus ? Plutôt qu’un stockage en batteries, l’une des solutions les plus prometteuses à grande échelle est celle de la méthanation, qui consiste à utiliser cette électricité excédentaire pour fabriquer du méthane et l’injecter dans le réseau de gaz, la capacité de stockage de ce réseau dépassant largement les besoins pour absorber les surplus de production d’électricité.

Ce processus passe par une étape intermédiaire, de production d’hydrogène par électrolyse de l’eau. L’hydrogène est ensuite, en combinaison avec du dioxyde de carbone (dont l’industrie ne manque pas !), utilisé pour produire du méthane... ou pas, car l’hydrogène peut aussi être utilisée pour alimenter les piles à combustible. Ce n’est donc pas avec une filière de gaz que l’électricité est couplée, mais deux.
Après l’éolien et le solaire, les filières hydrogène et méthane se mettent en place en Allemagne à une vitesse à laquelle il faudra bien que l’on s’habitue : Greenpeace est aujourd’hui fournisseur de gaz « éolien » par sa filiale Greenpeace Energy, qui vend d’ores et déjà du gaz naturel issu de l’excédent d’électricité éolienne. Il est loin d’être le seul, sur un marché sur lequel vont se positionner tous les grands producteurs d’électricité du pays, accompagnés par les industriels de l’automobile qui parient sur le méthane et/ ou les piles à combustible. Ainsi Audi, qui entend développer un véhicule roulant au méthane de synthèse, a mis en place dans le nord du pays (au plus près des parcs éoliens offshore) une unité de méthanisation d’une puissance de 6,3 MW, représentant « une flotte de 1500 voitures parcourant chacune 15 000 km par an ». Et ce n’est qu’un début...

Le besoin d’un second souffle

L’enthousiasme des citoyens sur la transition économique est en train de retomber. Le développement des parcs éoliens offshore en mer du Nord prend du retard et son raccordement impliquera le renforcement du réseau de ligne à hautes tension pour acheminer la production vers les grandes agglomérations du centre et du sud du pays. Il n’est pas dit que la population voit ces nouvelles infrastructures d’un bon œil (le linéaire de lignes HT à construire est estimé à 4500 km), si l’augmentation de la puissance de production éolienne génère les mêmes inconvénients que le modèle qu’il est censé remplacer, tandis que l’un des avantages des ENR était jusqu’ici une production au plus près des lieux de consommation.

De même, le marché de l’électricité « 100 % verte » a eu du mal à décoller. Cette offre représentait en 2011 7,4 % de la quantité totale d’électricité et concernait 12 % de la clientèle. Mais, quinze ans après la libéralisation du marché de l’électricité, ce résultat peut sembler décevant. Néanmoins, en 2011, « l’effet Fukushima » a provoqué un véritable boom dans le passage à l’électricité verte, qui a repris sa progression.
La filière prometteuse de la méthanation [Méthane produit par réaction de dioxyde de carbone ou de monoxyde de carbone avec hydrogène] nécessitera elle aussi un soutien financier pour décoller et être viable économiquement.

L’Allemagne, cavalier solitaire ou éclaireur ?

La décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire a entériné son engagement dans la voie d’une transition énergétique radicalement orientée vers les énergies d’origine renouvelable. Pour peu banale que soit une telle remise en question à l’échelle d’un des pays les plus industrialisés au monde, elle est un simulateur d’innovations techniques, sociales et législatives insoupçonnées, qui contrastent avec les résistances auxquelles doivent quotidiennement faire face les acteurs des ENR de ce côté-ci de la frontière, dans un pays encore pétri de l’idéologie du modèle unique de l’atome : la culture de l’abondance énergétique (prétendument) à bon compte n’est visiblement pas le meilleur stimulant pour l’innovation, l’audace et la prise de risque.
Dans un contexte interconnecté, la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire concerne ses voisins, sans que ceux-ci n’aient été réellement impliqués dans le choix. Mais ce pays aurait-il dû s’interdire une telle décision sous prétexte que son plus principal voisin s’accroche à son modèle électrique des années 60 ? Le nucléaire allemand n’étant que civil, il ne revêt pas la même symbolique de puissance et d’indépendance qu’en France (ni la même filière industrielle), ce qui rend paradoxalement peut-être plus libre l’Allemagne dans ses choix énergétiques.
La transition énergétique suscite un débat important en Allemagne et sa problématique se répand désormais dans toute l’Europe. La chaîne de télévision Arte a consacré une soirée à la transition énergétique sous l’angle : « L’Allemagne est-elle un cavalier solitaire ou un éclaireur ? » Une fois n’est pas coutume, il est peut-être heureux que le gouvernement allemand ne se soit pas trop préoccupé de l’Europe pour décider de l’orientation de sa politique énergétique. Le cavalier solitaire, ‘’sans peur et sans atome’’, risque de retrouver de la compagnie à l’avenir...