Sri Lanka : chronique d’un conflit meurtrier

Cingalais / Tamouls : le conflit

, par CITIM

Indépendance : une démocratie fragile

Avec le traité de 1815, toute l’île de Ceylan passe sous la domination anglaise.
A partir de 1833, les trois royaumes de l’île sont unifiés et partagés en cinq divisions administratives, sans tenir compte des régions traditionnelles tamoules. Sous la pression tamoule, la représentation territoriale sera enfin prise en compte en 1920. En 1944, la commission Soulbury est chargée d’étudier les moyens de transférer le pouvoir entre les mains des Ceylanais de manière équitable entre les deux ethnies principales. Les Tamouls et les Cingalais de Kandy (centre de l’île) réclament un système fédéral qui ne sera pas accepté. L’île devient indépendante le 4 février 1948.

Effectué en deux temps (1931 et 1948), le transfert d’un pouvoir octroyé, et non conquis au terme d’une lutte de libération nationale, ne donne pas aux hommes politiques une légitimité forte. Celle-ci va dès lors être recherchée en manipulant les sentiments de la majorité linguistique et religieuse et en institutionnalisant le clientélisme à l’égard des deux clans : Senanayake et Bandaranaïke.

De 1948 à 1956, le leadership appartient à D. S. Senanayake, puis à son fils et à ses neveux ; cette famille fortunée constitue le noyau de l’UNP (United National Party), créé en 1946 pour recueillir l’héritage colonial.

Transfuge de l’UNP, S.W.R.D. Bandaranaïke est issu d’une famille de grands propriétaires terriens de la région de Colombo, qui a fourni aux Britanniques leurs plus proches collaborateurs. Il fonde en 1951 le SLFP (Sri Lanka Freedom Party). Cette « voie moyenne », en fait un courant nationaliste, qui prône le non-alignement et la rupture des liens avec le Royaume-Uni, fait campagne en accréditant la thèse des menaces chrétienne et tamoule.

Après sa victoire aux élections de 1956, des incidents entre Cingalais et Tamouls éclatent à Colombo et dans les colonies de peuplement de l’est. Trois ans plus tard, Bandaranaïke sera assassiné. Sa veuve Sirimavo poursuivra sa politique pendant deux législatures, séparées par un mandat de l’UNP. Son premier gouvernement (1960-65) est marqué par deux mesures notables : d’une part, le cingalais devient la langue nationale de Ceylan, d’autre part, un grand nombre d’entreprises locales et étrangères sont nationalisées, afin de les arracher des mains des capitalistes étrangers et des groupes de minorités, tamoule notamment, et d’en faire profiter les nationaux cingalais bouddhistes.

En 1970, un Front uni formé du SLFP, du LSSP (trotskiste) et du parti communiste remporte les élections. Mais au début d’avril 1971, l’insurrection éclate, suite à l’action du JVP (Janata Vimukthi Peramuna – Front de libération du peuple), fondé en 1964 par des étudiants cingalais marxistes déçus par l’embourgeoisement de la gauche. Le Gouvernement Bandaranaïke réagit violemment, par des tortures et exécutions sommaires visant spécialement les jeunes instruits issus des « basses castes ». On dénombra de 5 000 à 10 000 victimes, et 20 000 prisonniers (Eric Meyer, Sri Lanka : entre particularismes et mondialisation, La Documentation française, p. 106). En 1972, la loi sur la réforme agraire marque la première phase de la nationalisation des plantations. La même année, une nouvelle constitution républicaine est adoptée. « Ceylan » devient officiellement « Sri Lanka ». Certains articles de la constitution renforcent la ségrégation envers les Tamouls qui exigent à présent la création d’un Etat indépendant, l’Eelam.

En 1977, le SLFP doit céder la place à l’UNP, qui prend un tournant populiste avec J.R. Jayawardene et son premier ministre R. Premadasa, alors que le TULF (Tamil United Liberation Front), parti tamoul modéré, devient le premier parti d’opposition. Dès le début du mandat, des troubles intercommunautaires éclatent, visant les Tamouls des plantations ; des incidents analogues se reproduisent à Jaffna en 1981 pour culminer à Colombo en juillet 1983. En représailles d’un attentat perpétré par les militants tamouls contre des soldats sri lankais, des éléments proches du Gouvernement organisent dans les régions à majorité cingalaise des pogroms anti-tamouls d’une violence extrême, qui font plus d’un millier de victimes. Les jeunes Tamouls, garçons et filles, soupçonnés d’appartenir aux LTTE, sont enfermés dans des camps militaires et victimes de tortures.

Les LTTE (Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul) entrent en jeu

En 1972, un groupe d’étudiants avaient fondé les Tamil New Tigers (TNT), transformés en 1976 en Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Leurs actions violentes débutent en 1975 avec l’assassinat du maire de Jaffna par Velupillai Prabhakaran qui deviendra le chef des Tigres (Le leader national des LTTE, V. Prabhakaran, a choisi le tigre comme l’insigne national du Tamil Eelam pour des raisons historiques : le tigre symbolise la civilisation dravidienne à travers l’histoire et l’unicité de la langue et de la culture tamoule) de libération de l’Eelam tamoul ; elles s’intensifient à partir de 1978, notamment après l’incendie de la bibliothèque de Jaffna. Avec les pogroms de juillet 1983, le conflit atteint un point de non-retour ; il s’étend au sud de l’île et s’internationalise. Les organisations séparatistes recrutent des milliers de volontaires ; 70 000 Tamouls se réfugient dans le nord et l’est alors que les plus aisés émigrent (75 000 vers l’Occident et 125 000 en Inde du Sud en 1987).

Indira Gandhi, revenue au pouvoir en Inde en 1980, tente de profiter de la situation pour affaiblir le gouvernement de Colombo, trop pro-américain à son gré. Après son assassinat en 1984, son fils Rajiv essaie, sans succès, de jouer les médiateurs. Un accord prévoyant une action politique et militaire concertée en vue de mettre un terme au conflit dans le nord de l’île est signé en 1987 entre les gouvernements de l’Inde et du Sri Lanka. Pendant deux ans (1987-89), à la différence des autres groupes séparatistes, les Tigres refusent de remettre leurs armes aux troupes indiennes, qui se retireront en mars 1990. Devenu président, Premadasa, après avoir éliminé les JVP, offre aux Tigres l’occasion de se réinstaller en maîtres à Jaffna mais ceux-ci reprennent le combat pour le contrôle de la province orientale. Rajiv Gandhi et R. Premadasa seront tous deux assassinés par les Tigres, l’un en 1991, l’autre en 1993.

En 1994, la victoire électorale de Chandrika Kumaratunga, fille cadette de Bandaranaïke, est d’abord perçue comme une avancée en direction de la paix. Des négociations s’engagent en 1995 mais le cessez-le-feu est rompu par les séparatistes. L’armée de Colombo finit par s’emparer de la péninsule de Jaffna, évacuée par les Tigres qui se replient dans la jungle, emmenant avec eux une partie de la population. Ce repli stratégique leur amène de 1997 à 2000 une succession de victoires, sans toutefois leur permettre de reprendre Jaffna ; en même temps, ils multiplient les attentats très sanglants, comme l’explosion de la Banque centrale à Colombo, en janvier 1996 (86 morts et 1 300 blessés), et l’attentat de Maradana, en mars 1998, à la sortie des écoles, qui fait 34 morts et 300 blessés.

Le projet général des séparatistes, y compris les LTTE, repose sur une double revendication : celle d’un Etat séparé – éventuellement associé au reste de l’île – et non une simple formule fédérale ; et celle, pour cet Etat, d’un territoire continu, qualifié de Tamil Eelam, formé des actuelles provinces nord et est de l’île et comprenant le port de Trincomalee et les régions à majorité musulmane du sud-est de l’île.

Pourquoi une telle violence ?

La société sri lankaise est profondément traumatisée par la banalisation de la violence. Les années 1987-1990 ont connu une intensité dramatique extrême, du fait de trois facteurs : la terreur engendrée par le conflit entre le gouvernement et le JVP ; la guérilla entre les forces indiennes et les LTTE dans les régions tamoules ; les règlements de compte et les activités mafieuses qui se sont développées partout dans un contexte d’effondrement de l’Etat de droit.

La culture bouddhique majoritaire entretient avec la violence des rapports ambivalents, et notamment une culture du non-dit, productrice d’angoisse. Certaines pratiques religieuses, mettant en scène des forces démoniaques, contribuent à la diabolisation de l’adversaire. La violence est toutefois largement sociale. La majorité de la population souffre de frustrations par rapport aux classes bourgeoises de la capitale, à la corruption de l’administration et au cynisme des hommes de pouvoir. Ces sentiments sont plus aigus chez les jeunes, qui ne trouvent pas de place dans un système fortement compétitif.

Depuis les années 1980, l’abandon de l’Etat-providence accentue le sentiment d’insécurité : enseignement, système de soins, infrastructures urbaines sont largement dégradés ; la pollution s’accroît et l’image de la police est désastreuse. La criminalité s’est développée depuis que les conflits ont multiplié les armes en circulation, celles des militants, celles des milices et surtout celles des déserteurs (au moins 10 000 soldats). La violence sociale est particulièrement sensible dans les régions d’immigration récente.

A Sri Lanka, s’est développée depuis une génération une culture de mort, chacun étant prêt à mourir pour ses aspirations déçues ou ses convictions. La pulsion suicidaire est liée aux valeurs véhiculées par un système scolaire sélectif : la croyance en une perfection qu’on n’atteindra jamais. Les taux de suicide sont parmi les plus élevés au monde (7 000 par an), les plus touchés étant les jeunes hommes de 15 à 30 ans ; l’empoisonnement aux insecticides est le moyen le plus fréquemment utilisé. Ces taux sont équivalents chez les jeunes Cingalais et les Tamouls autochtones, moindres chez les Tamouls immigrés et surtout chez les musulmans. Les courbes des suicides et des décès dus aux conflits évoluent en parallèle.

L’organisation des Tigres a exploité cette tendance suicidaire d’une jeunesse idéaliste pour imposer une discipline absolue à ses militants, obligés de porter sur eux une capsule de cyanure qu’ils doivent absorber s’ils sont pris ; un millier de cas sont attestés. Dans l’idéologie du mouvement LTTE, aux côtés de la défense de l’identité tamoule et du culte du chef, l’appel au sacrifice est en effet une composante essentielle. Il s’appuie sur les plus anciennes traditions tamoules, antérieures au début de l’ère chrétienne, avec le culte des héros divinisés, et explique que les Tigres trouvaient aisément des volontaires, très souvent des femmes, pour les commandos suicides.

La société des régions tamoules est profondément marquée par vingt ans de conflit ouvert. En 2000, on comptait 269 000 réfugiés enregistrés dans la péninsule de Jaffna, où une économie de survie s’est mise en place, et dans la province orientale. Là, le problème se pose surtout en termes de sécurité ; le conflit a pris la forme d’une guerre civile entre milices et villageois appartenant à chacune des trois communautés : Tamouls, Musulmans et Cingalais. Dans le sud et le centre, le rêve de tous les jeunes Tamouls est de venir à Colombo pour ensuite émigrer. Les Tamouls des plantations (Badulla, Nuwara) tentent de repartir en Inde ou s’installent dans la précarité aux abords des villes, craignant des émeutes et massacres comme celui survenu à la fin de l’année 2000 près de Badulla.

Les droits de l’Homme en péril

Pendant trente ans, les belligérants ont rivalisé d’exactions : enfants-soldats, le recrutement et l’endoctrinement des jeunes ont à certains moments été très poussés : jeunes filles (il ne resterait qu’un homme pour six femmes dans la péninsule de Jaffna) et enfants (couramment dès 13 ans) emmenés dans des camps d’entraînement sans l’accord des parents ; mais aussi attentats aveugles, boucliers humains..., alors que les opposants et les témoins étaient jugés indésirables.

En 2008, les Nations unies et les organisations non gouvernementales ont dû quitter les zones de combat. Des centaines de personnes (dont des prêtres, des journalistes et des universitaires) ont « disparu » après leur arrestation, le pays détenant avec la Colombie et l’Irak le sinistre record des disparitions forcées. Selon l’Institut international de la presse (IIP), douze journalistes ont été tués à Sri Lanka depuis 2006 de 2006 à 2009, et beaucoup d’autres sont harcelés, menacés et arrêtés.

Le 31 août 2009, J.S. Tissainayagam, chroniqueur de langue anglaise travaillant au « Sunday Times » de Sri Lanka et rédacteur en chef d’un site web, a été condamné à 20 ans de travaux forcés après avoir été reconnu coupable de soutenir le terrorisme et d’inciter à la haine raciale. Il avait notamment accusé les autorités de rétention de nourriture et d’autres denrées essentielles pour qu’elles n’entrent pas dans les zones à majorité tamoule. C’est le premier journaliste à être condamné en vertu de la loi draconienne de Sri Lanka en matière de terrorisme. Arrêté le 7 mars 2008, il a passé cinq mois en prison avant d’être inculpé ; pendant son séjour en prison, il a été torturé de manière répétée et s’est vu refuser des soins médicaux.

Lors de la Journée Mondiale de la Liberté de la Presse en mai 2009, le Président Obama a élevé J. S. Tissainayagam au rang de « symbole de l’oppression des médias ». Toutefois, quelques mois plus tôt, en janvier, c’est le refus officiel de Washington d’appuyer un accord négocié de la guerre civile qui a incité le gouvernement sri lankais à interdire le LTTE, mesure qui a abouti à la rédaction d’un texte de loi particulièrement sévère.