Du Nord au Sud : pêcher pour vivre

Introduction

, par CRISLA

Pourquoi s’intéresser à la pêche ? Cela paraît incongru dans une Europe où cette activité devient de plus en plus invisible. Il reste à peine 20 000 pêcheurs en France et leur disparition n’aurait qu’un impact social et économique très faible, à l’exception de quelques ports. Pourtant le poisson est de plus en plus présent dans notre alimentation et les questions de la pêche sont devenues des questions de société largement débattues. Le succès d’un film comme « Le cauchemar de Darwin » en témoigne. Dans tous les pays, la demande en poisson s’accroît, en particulier en Europe. En France elle est de 35 kg/an/hab. et le poisson est vanté pour ses qualités nutritives. 60% de cette demande est couverte par les importations provenant, en particulier, de pays du Sud. Notre demande peut donc se trouver en concurrence avec celle des plus pauvres de la planète.

Où sont les pêcheurs ?

Mauritanie. Photo Ferdinand Reus, 2012

95 % des pêcheurs vivent dans les pays du Sud, particulièrement en Asie et en Afrique et ils figurent souvent parmi les groupes les plus pauvres. Les rivages constituent en effet des espaces collectifs accessibles aux familles rejetées par la misère tandis que les ressources marines sont communes et, pour certaines d’entre elles, facilement accessibles. Pourtant tout montre que le temps où la côte pouvait être un espace de refuge pour les exclus est en train de s’achever. Partout, désormais, l’espace côtier est convoité par les non-pêcheurs, pour l’urbanisation, les loisirs, l’industrie, la conservation de la biodiversité.

Et la ressource ?

La pêche maritime mondiale stagne autour de 85 millions de tonnes/an. Il est impossible d’aller plus loin pour la pêche. Seules certaines formes d’aquaculture [1] peuvent permettre de réellement produire de nouvelles protéines animales. Celles qui utilisent des farines de poisson (saumon, crevette, bar…) ne font que convertir des protéines animales issues elles-mêmes de la pêche, avec un bilan final négatif en terme de potentiel alimentaire. Pour les ressources exploitables, la limite d’une utilisation rationnelle et durable est dépassée ; les zones côtières sont ravagées par la pollution et la surexploitation. La pêche est la première activité humaine confrontée aux limites d’une ressource. Se pose pour la première fois à l’humanité la question d’une gestion responsable dans le cadre d’un développement durable, mais sans croissance possible (en dehors de certaines formes d’aquaculture). La perception diffuse par l’ensemble de la société de la menace qui pèse sur une ressource commune vitale est à l’origine d’une très grande sensibilité aux campagnes menées par les organisations écologistes pour la protection de la biodiversité marine. Confrontée à ses limites, la société est donc obligée de résoudre la question du partage d’une ressource commune limitée.

Comment partager cette ressource ?

Le partage de la ressource concerne à la fois les pêcheurs et les consommateurs. Gérer la ressource, ce n’est pas seulement assurer la pérennité des stocks exploitables. Poser ainsi le problème, comme l’ont fait trop longtemps les biologistes c’est évacuer une question fondamentale : la répartition des droits de pêche sur une ressource commune. Pour pérenniser la ressource, il faut contrôler l’accès à la pêche. Ce problème ne concerne pas seulement les armements industriels mais aussi les artisans car leur nombre est aujourd’hui souvent trop élevé pour assurer à chacun des revenus suffisants. Une fois posé ce principe d’accès limité, deux méthodes s’opposent pour régler le problème du partage :
 La solution préconisée généralement dans les forums scientifiques est celle des Quotas Individuels Transférables. Une fois défini par les scientifiques, le TAC (Total Admissible des Captures) est divisé en quotas par bateau ou par armement. Pour la première fois, ces quotas sont distribués gratuitement sur la base de l’antériorité. Ensuite ces quotas s’échangent plus ou moins librement sur le marché. Le droit de pêcher s’achète. Progressivement ce droit se concentre entre les mains des plus puissants (armements ou sociétés de transformation et de commercialisation). Cette méthode est de plus en plus diffusée dans les pays développés mais elle concerne aussi, de plus en plus, les pêcheurs des pays du Sud (Chili, Pérou, Afrique du Sud). En Europe, certains pays comme la France résistent encore aux pressions du modèle libéral soutenu par l’Union Européenne, mais pour combien de temps ?
 Il existe une autre approche fondée sur un modèle de gestion communautaire appliquée à un territoire maritime ou à une ressource. Ce modèle historique a fait ses preuves au Japon, en Méditerranée avec les prud’homies… C’est aussi ce modèle qui a permis en Bretagne de restaurer la ressource en coquilles St Jacques en baie de St Brieuc. Le premier modèle correspond à la logique d’une pêche industrielle, le second correspond à la tradition de la pêche artisanale ancrée dans un territoire.

La création des parcs marins et aires marines protégées (AMP) , comme le Parc Marin d’Iroise, peut être l’occasion de combiner protection de la biodiversité et gestion des ressources, pour peu que les pêcheurs soient associés à leur mise en œuvre. Il y a cependant un risque si les AMP sont toutes considérées comme des réserves interdites à la pêche ; elles pourraient aboutir à l’exclusion des pêcheurs, à l’aggravation de la surpêche dans les zones adjacentes et à une diminution inquiétante des ressources alimentaires disponibles.

Et les consommateurs ?

La question du partage concerne aussi les consommateurs. Face aux réalités de la limite de la ressource, comment assurer à tous, et, en particulier, aux plus pauvres, l’accès aux protéines bon marché et de qualité de nombreuses espèces de poisson ? Dans une économie mondialisée (et la pêche l’est depuis longtemps) la répartition entre les consommateurs se fait sur un marché planétaire. Logiquement, le poisson va vers les marchés des pays riches fortement demandeurs : 80% des exportations des pays du Sud vont vers ces marchés du Nord et aussi, de plus en plus, vers la Chine. Dans certains cas, ces exportations intéressantes pour les pêcheurs, les Etats du Sud et les consommateurs du Nord, rendent plus difficile l’approvisionnement du marché intérieur du pays exportateur : c’est bien la question posée par le film « Le cauchemar de Darwin ». Sans remettre en question le principe des échanges -indispensables pour répartir une ressource très inégalement disponible-, il est nécessaire d’imaginer des mécanismes permettant de préserver l’approvisionnement des marchés locaux, en particulier pour les plus pauvres. Aujourd’hui, même les espèces autrefois dédaignées par les consommateurs riches sont recherchées par les industriels et entreprises de transformation des pays du Nord (par exemple le tilapia). Le modèle purement libéral prôné par l’OMC ne peut qu’aggraver le problème, mais il reste à inventer les moyens de satisfaire des besoins parfois contradictoires.