Tragédie au Yémen : les responsabilités occidentales

Zoom d’actualité

, par CIIP , GRUNWALD Catherine

Ponctuellement mais régulièrement la guerre au Yémen revient sous le feu de l’actualité : démarrée comme une guerre civile en 2014, l’intervention en 2015 d’une coalition menée par l’Arabie saoudite a internationalisé le conflit et depuis plus de trois ans, tous les observateurs s’accordent sur le désastre en cours, la "pire crise humanitaire du XXIe siècle", plus de 50000 victimes.
Pour beaucoup, ce conflit peut paraître lointain, mais nombre d’observateurs pointent du doigt les responsabilités dans ces massacres des États occidentaux, notamment les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

Comprendre le déroulé de la tragédie

Petit retour en arrière : Le 25 mars 2015, une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite [1] lançait des frappes aériennes contre le groupe armé des Houthis au Yémen, déclenchant un conflit armé de grande ampleur. Au cours des deux années qui ont suivi, le conflit s’est étendu et les combats ont touché la totalité du pays. En plus des frappes aériennes incessantes des forces de la coalition, les différents groupes rivaux s’affrontent au sol. D’un côté les Houthis, un groupe armé alliés des partisans de l’ancien président du Yémen, Ali Abdullah Saleh. Face à eux, les forces anti-Houthis, liées à l’actuel président yéménite, Abd Rabbu Mansour Hadi, et à la coalition internationale.

Chronologie du Yémen en guerre revient sur les grandes dates qui ont marqué l’histoire du pays pour éclairer la situation actuelle. Malgré une longue lutte pour l’indépendance et son unification en 1990, le Yémen n’a su se fédérer autour d’un sentiment d’unité nationale.
Il faut dire que la formation d’un Yémen indépendant a depuis toujours rencontré l’hostilité des puissances occidentales, Grande-Bretagne et États-Unis notamment : la guerre actuelle n’est que le dernier chapitre en date de l’effort occidental visant à contrecarrer l’indépendance yéménite.

Manifestation contre l’assaut saoudien au Yemen, 18 mars 2018. Photo Alisdare Hickson cc by sa

Crimes de guerre

Dès octobre 2015, les ONG dénoncent les violations des règles du droit humanitaire par toutes les parties belligérantes au Yémen [2]. Elles ne cessent d’alerter depuis.

Le dernier rapport du "Groupe d’experts des Nations Unies chargé d’enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme au Yémen" [3] le confirme : preuves et témoignages à l’appui, il fait état de crimes de guerre, violations du droit international humanitaire, détentions arbitraires accompagnées de maltraitance et tortures, violences sexuelles, enrôlement d’enfants, disparitions forcées, obstruction de l’aide humanitaire, attaques des civils sans distinction, destruction des infrastructures, des écoles, des hôpitaux… Des exactions commises par toutes les parties en conflit... [4].

Censure médiatique

Souvent qualifiée de "guerre oubliée", cette guerre est davantage une "guerre occultée". Ce que le sociologue Jean-Marc Salmon nomme l’insensibilité au monde résulte selon lui d’un "dispositif de censure et de silence" qui pourrait commencer à craquer.

Selon Nawal Al-Maghadi, de la BCC, il s’agit d’un véritable blocus sur l’information résultant d’une stratégie de l’Arabie saoudite : en effet, le fait que "l’Arabie saoudite ne permet plus que des journalistes embarquent sur des vols humanitaires de l’ONU" rend l’accès aux journalistes occidentaux beaucoup trop dangereux.

Reporter en zone de guerre est une profession particulièrement dangereuse ; au Yémen les journalistes et travailleurs humanitaires sont particulièrement ciblés (article en anglais).
Et pour les journalistes yéménites, qualifiés de "profession la plus dangereuse dans le Yémen en guerre", montrer la violence et la corruption, c’est courir le risque d’être "affamés jusqu’à la mort, torturés, utilisés comme boucliers humains"...

Pourtant, malgré l’absence de couverture médiatique occidentale sur cette guerre, l’apparence est trompeuse, ce n’est pas une guerre si… "oubliée" de l’Occident ! Comme le rappelle l’historien Pierre Piccinin da Prata "le soutien logistique et militaire de Washington, Paris et Londres à Ryad est colossal" !

Responsabilités occidentales

Les principaux fournisseurs des armements utilisés par la coalition menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) sont européens et états-uniens.

Les partenaires de la coalition, qui attaquent le Yémen et sont regroupés autour de l’Arabie Saoudite, dépendent en grande partie des armes états-uniennes - pour des dizaines de milliards de dollars -, à quoi s’ajoute un soutien militaire et logistique considérable... On peut dire que "les États-Unis exacerbent la pire crise humanitaire du monde par l’externalisation de sa politique au Yémen" (article en anglais).
Pourtant des voix s’élèvent : des sénateurs états-uniens ont entrepris de voter une résolution pour faire cesser le soutien à la guerre et empêcher la validation d’un contrat militaire de 2 milliards de dollars avec l’Arabie saoudite (mettre fin au soutien des États-Unis à la guerre au Yémen, article en anglais).

La Grande-Bretagne n’est pas en reste : le site "Stop starving Yemen" démontre le rôle joué par la Grande-Bretagne dans une "guerre qui tue 130 enfants chaque jour" et mène campagne pour y mettre fin.

Le commerce des armes n’est pas seul en cause, les États-Unis et le Royaume-Uni étant membres de facto de la coalition. Or, celle-ci a conclu des "accords secrets" avec les militants au Yémen d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) qui, avec l’État islamique sont désormais solidement implantés au Yémen, alors que leur présence était encore marginale il y a quatre ans.... La question de la contribution des États-Unis et du Royaume-Uni au renforcement d’Al-Qaïda au Yémen se pose donc.

Yémen, la France complice ? Multiplication d’éléments à charge...

En 2015 déjà, l’Arabie saoudite était le premier client de la France. Depuis, celle-ci ne cesse d’être partie prenante de cette guerre.
Ainsi, le gouvernement français n’a pas cessé de délivrer des licences d’exportations à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, de livrer des armements, de fournir de l’assistance technique ou des formations, permettant l’utilisation d’armes françaises ; ces ventes se comptent en milliards : rien qu’en 2017, la France a livré plus d’1,3 milliard d’euros d’armements à l’Arabie saoudite.
Or, selon Amnesty International et l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), s’appuyant sur l’avis juridique d’un cabinet d’avocats [5] la légalité de vendre des armes "à une coalition coupable de violations graves envers la population civile" est sérieusement mise en cause.

Dernier rebondissement, en septembre 2018 des documents obtenus par Wikileaks et partagés avec Mediapart [6], Der Spiegel et La Repubblica lèvent le voile sur un secret d’État : la corruption cachée derrière la vente de chars français aux Émirats arabes unis...

Tous ces éléments étayent la revendication d’un renforcement du contrôle parlementaire sur les exportations d’armement. Une exigence explicitée par Tony Fortin, chercheur de l’Observatoire des armements : La France doit mettre en place un contrôle parlementaire effectif des ventes d’armes.

Une question qui se pose également aux parlementaires européens qui, malgré le scandale du Yémen, refusent tout contrôle sur l’industrie de l’armement.
Pourtant sous la pression croissante de l’opinion publique, de nombreux pays européens sont amenés à suspendre les transferts d’armes destinés à la coalition. Dernièrement, l’Espagne annule la vente de 400 bombes à guidage laser à l’Arabie saoudite, une "décision (qui) suit des décisions similaires prises par la Suède, l’Allemagne, la Finlande, la Norvège et la Belgique de suspendre la vente d’armes susceptibles d’être utilisées dans cette guerre".

Le conflit yéménite au regard du droit international humanitaire
Compte-tenu des violations identifiées des règles du droit humanitaire et des ventes d’armes par des États tiers, ainsi que de l’illégalité de cette guerre dont les pays occidentaux se sont rendus complices, les gouvernements et dirigeant.es des sociétés concernées pourraient se voir impliqué.e.s dans des poursuites en justice... C’est la conclusion d’Anne-Sophie Simpere en ces termes : "Si ces exportations d’équipements sont jugées illégales, les dirigeants responsables risquent, en théorie, des peines de prison et de lourdes amendes. L’avertissement sera-t-il pris au sérieux ?"