Quelle parole pour les “No vox” ?

Propos recueillis par Sandrine Chastang & Anne Marchand

, par CHASTANG Sandrine, EYRAUD Jean-Baptiste, MASSIAH Gustave

Le débat sur la place des “Sans” (sans logement, sans revenu, sans terre...), leur participation et leur présence qu sein du Forum social mondial et de ceux à venir, aura été récurrente à Porto Alegre.
Débat croisé entre Gustave Massiah, président du Crid, et un “Sans”, Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au Logement [1].

 Peuples en marche - D’un Forum social à l’autre, quelles évolutions semblent se dessiner ?

Jean-Baptiste Eyraud - Je vais délibérément me situer hors d’une analyse globale. Mon point de vue sera celui d’un militant des “Sans”, de celles et ceux qui sont sans logement, sans papier, sans revenu, sans terre... L’objectif affiché des forums sociaux - celui de construire un autre monde - ne peut pas ignorer les points de vue de plus de la moitié de la population mondiale : construire sans elle reviendrait à construire contre elle. Et pourtant nos luttes sont encore trop peu reconnues par les mouvements syndicaux et politiques traditionnels.
Cette année, une vingtaine de mouvements de lutte de pauvres de différents pays ont pu profiter de Porto Alegre pour se retrouver, échanger, et c’est très important. Le réseau No-Vox [2] s’étoffe, s’internationalise. Mais cela est loin de suffire. La participation et la présence des Sans aux forums doivent être renforcées, et il en est de la responsabilité de l’ensemble du mouvement social. Comment participer lorsqu’on n’a pas d’argent, qu’on n’a pas le droit de franchir les frontières, qu’on n’est peu ou pas organisé, qu’on vit au jour le jour dans une situation de grande précarité ? Il faut mettre en œuvre une forme de discrimination positive pour que ces organisations et les questions qu’elles posent - celles du logement, du revenu, des migrations, de la croissance, des discriminations... - soient présentes et deviennent l’un des piliers de ces forums. Et c’est loin pour le moment d’être gagné.

Gustave Massiah - Jean-Baptiste pointe une question essentielle, celle de la nature du Forum. Est-il capable de répondre aux questions nouvelles qui lui sont posées ? En dépit de sa bonne volonté, le Forum ne parvient effectivement pas à franchir certaines frontières et notamment celles de la pauvreté, de l’exclusion qui demeurent sous-représentées. Quel usage peuvent faire les Sans de ce Forum ? Sans aucun doute s’en servir comme d’une voie d’accès. Je me souviens ainsi d’un militant contre la double-peine qui, il y a quelques années, s’est lancé dans une grève de la faim dans nos locaux et en dépit de notre désaccord. « Tu fais la grève de la faim contre nous, qui sommes tes alliés ? », l’avons-nous interpellé. Il nous a répondu : « Mais pour moi, c’est vous la société, les autres je ne les connais pas, ils sont trop loin ». Les forums sociaux doivent donc jouer ce rôle, faire exister les Sans, leur donner voix. D’accord, et je suis prêt à me battre à cette fin ! Mais les Sans ont leur propre part de travail à faire. Il y a urgence par exemple à construire leur vision du monde, une urgence philosophique et théorique, et à en nourrir l’ensemble du mouvement. Parce que dans cet autre monde, les questions posées par les Sans n’ont de sens que si celui-ci change structurellement, fondamentalement. Et je peux dire que d’un Forum à l’autre, ces questions progressent, tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’elles font partie du débat...

 Pem - Le choix de l’Inde comme pays d’accueil du prochain Forum social mondial ne va-t-il pas permettre de peser davantage en ce sens ?

Gustave Massiah - Peut-être, et on l’espère. Ce déplacement en Inde permettra en tous cas de rendre davantage visibles les défis de culture politique qui nous sont posés. Ne serait-ce que sur les mots mêmes qu’on utilise. Interrogeons-nous par exemple sur cette appellation des “Sans”. L’Asie, quant à elle, est familière des mouvements de lutte qui s’appellent “pauvres”, comme l’Asian Coalition for Urban Poors, l’un des principaux réseaux de lutte pour le logement. Sur les réponses politiques aux luttes aussi. Les Latins estiment que c’est à l’Etat de garantir les droits tandis que pour les Anglo-Saxons, c’est aux pauvres de s’organiser, de conquérir du pouvoir. Chacune de ces deux propositions a ses atouts et ses faiblesses. Si nous sommes en France plus habitués à la première, en Asie, en revanche, bien peu de personnes sont prêtes à faire confiance à l’Etat.

Jean-Baptiste Eyraud - Le choix de l’Inde nous aidera sans doute à remettre en question le sens de la croissance, à réaffirmer des exigences de développement durable. La planète explose. A Porto Alegre, on a beaucoup entendu dans nos débats que « la vraie guerre mondiale, c’est la guerre contre les pauvres ». Beaucoup des Sans exprimaient le sentiment qu’ils étaient en trop, qu’on ne leur donnerait jamais les moyens d’exister. Je me demande si chaque point de croissance économique en plus n’équivaut pas aujourd’hui à la création de centaines de milliers de pauvres supplémentaires sur la planète. Les syndicats de salariés au Nord sont-ils aujourd’hui en mesure de remettre en débat leurs revendications sur l’augmentation de “leur salaire ou de leur retraite” par exemple ? Tout comme nous sommes conscients, au Dal, que la pauvreté que nous vivons en France est toute relative en comparaison de celle vécue dans le Sud. La question de la redistribution des richesses est essentielle, et à l’échelle de la planète.

Gustave Massiah - C’est effectivement une question très importante. Et le risque existe que les forums négocient des aménagements pour un autre monde sans remettre en cause l’exclusion des pauvres. Mais, par ailleurs, même si ce n’est pas forcement contrôlé, il se passe de vraies confrontations dans les forums et il faut les multiplier, c’est pourquoi vous devez être en force et en nombre dans ce type de rencontre !
A Porto Alegre, je devais intervenir dans un séminaire sur la ville avec des chercheurs et des mouvements sociaux avec, dans la salle, le nouveau ministre brésilien de la Ville et ses conseillers. Par suite d’une erreur de programmation, Yuca, un chanteur très populaire dans les favelas, se trouvait aussi là et avait drainé plus de 500 jeunes des quartiers populaires. Le résultat, même improbable, fut très intéressant. Je pense que l’avenir des forums est là : être reconnu par ces trois types de publics. Et finalement, le rôle du mouvement social, c’est de permettre l’existence de tels espaces de débats.

 Pem - Les forums sociaux locaux ne peuvent-ils pas être l’échelle qui permette cette rencontre entre différents types de public ?

Jean-Baptiste Eyraud - Il le faudrait, mais rien n’est moins sûr. Rien ne sera possible sans une démarche très volontariste et c’est pour cela que j’en appelle à une “discrimination positive”. Il ne faut pas des témoins à la tribune qui expliquent leur situation de pauvreté mais des militants qui ont à la fois la conscience des difficultés qu’ils affrontent et des contradictions qui existent entre les intérêts des populations qu’ils défendent et ceux des classes moyennes, des salariés plus ou moins protégés ou des élus locaux, les catégories plus aisées. Il faut oser les discussions, même déchirantes, sur nos contradictions, nos impasses. Il en est plus que temps.

Gustave Massiah - Au niveau local, il peut ne plus exister d’obstacle financier. Je n’en appellerai donc pas à la “discrimination positive” à cette échelle. Mais il faut un effort soutenu pour mobiliser toutes les populations, associer par exemple à Toulouse les Motivés, et avec leur public. Le Forum social européen de St-Denis en novembre prochain ne sera différent que s’il parvient à mobiliser plusieurs milliers d’immigrés, plusieurs milliers d’habitants des banlieues, de sans papiers...

 Pem - Comment comptez-vous intervenir dans ce prochain Forum social européen, justement ?

Jean-Baptiste Eyraud - Rien n’est encore totalement décidé, c’est en débat en ce moment au sein de nos réseaux. Mais il semble évident que la tonalité générale de ce Forum dépendra surtout des mobilisations en France, puisqu’on sait que les trois quarts des participants sont en général issus du pays d’accueil. Notre priorité donc est de tout faire pour que puissent y participer ceux qu’on n’attend pas, ceux qui ne sont pas invités dans le débat politique actuel, voire même ceux qui sont stigmatisés. Avec le réseau Résistances citoyennes, les Marches européennes contre le chômage, le Mib [3] et d’autres, nous allons tout faire pour informer les gens dans les banlieues, les quartiers “de relégation” (que d’autres appellent populaires), pour les sensibiliser, les convaincre de la nécessité d’être présents, de se faire entendre. Il s’agit aussi de s’adresser aux associations issues de l’immigration, même lorsqu’elles sont confessionnelles. Nous sommes aussi particulièrement vigilants au développement d’un fonds de solidarité et du principe des billets solidaires (place dans les transports collectifs 10% plus cher pour permettre le transport des “Sans”) qui permettent à ceux qui n’en ont pas les moyens de participer. Ensuite, même si nous avons bien sûr pour objectif d’être présents à toutes les grandes conférences, nous souhaitons mettre en place un espace spécifique pour les Sans, un lieu d’échanges et de rencontres, où l’on expérimente aussi d’autres formes de débats que celle du modèle dominant : des experts parlant à une assistance qui écoute. Ce n’est bien sûr pas facile, mais il faut tenter le coup, inventer, pousser du coude les marges de ce modèle auquel on n’échappe pas, dans les Forums sociaux comme ailleurs.

Gustave Massiah - Je pense également très important de ne pas oublier les différentes cultures, y compris les associations confessionnelles, qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes. Si l’on veut réellement créer quelque chose de nouveau, l’alliance ne doit pas se limiter aux forces politiques et sociales, elle doit aussi être culturelle. Et c’est bien ça qui a fait la force du changement au Brésil, un mouvement populaire de masse, le Parti des travailleurs, où se côtoient et travaillent ensemble, construisent ensemble, tout à la fois et parmi d’autres des chrétiens et des trotskistes. Ce prochain Forum social européen doit se donner les moyens de construire un mouvement social à l’échelle du continent qui ait un sens, pas forcément représentatif mais significatif. C’est l’un de ses principaux enjeux. L’autre est de dénoncer toutes les tentations d’une Europe forteresse, et donc de donner place aux thématiques de l’immigration, du Sud, de la paix... Et puis, une des spécificités de l’Europe, au contraire d’autres grandes régions, c’est d’être dotée d’institutions. Elles sont certainement très critiquables, mais le mouvement social ne peut pas faire comme si elles n’existaient pas. Il doit les interpeller, exiger qu’elles négocient, imposer le mouvement social européen comme un nouvel acteur de la construction d’une nouvelle Europe.

Notes

[1Crid : Centre de recherche et d’information pour le développement. Dal : Droit au logement

[2Réseau international d’associations et de réseaux qui s’est constitué en 2002 afin de faire entendre les sans voix dans les forums sociaux continentaux et mondiaux.

[3Mib : Mouvement de l’immigration et des banlieues.

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Publié dans la revue Peuples en marche, n°184, mars 2003