Printemps brésilien ou manoeuvre de la droite ?

, par MARTINS Antonio

L’article a été traduit du portugais vers le français par Eva Champion et relu par Jean-Luc Pelletier, tous deux traducteurs bénévoles à Ritimo. L’article original est en ligne sur le site de Outras Palavras : Primavera Brasileira ou golpe de direita ?

Manifestation à Rio

« Le Brésil n’est pas fait pour les débutants », a déclaré un jour le compositeur Tom Jobim. On entend de nouveau résonner la sagesse de cette phrase chaque jour ces deux dernières semaines. Entre le 6 et le 19 juin, une irrésistible vague de protestations est descendue dans la rue et a fait renaître l’idée que les luttes sociales valent la peine, marquant ainsi l’émergence d’une culture politique de l’autonomie, des réseaux sociaux et de l’horizontalité. Le lendemain, les manifestations qui devaient célébrer ce renouveau furent en partie récupérées. Elles glissèrent vers des phases d’autoritarisme et d’intolérance, après que la critique des injustices et l’absence de droits fut dirigée contre les gouvernements de gauche et leurs limites (il est intéressant de lire ce texte du reporter Tadeu Breda). Beaucoup de ceux qui avaient manifesté depuis le début furent choqués et se retirèrent. C’était un acte intelligent, mais il est maintenant l’heure de faire un nouveau pas en avant. Les rues ne se tairont pas même si les personnes luttant pour la justice en sont éloignées. Il est nécessaire, et possible, de résister. Sous la forme imparfaite et pressante des questions réponses, ce texte vise à essayer d’expliquer pourquoi et comment.

Peut-on parler d’un printemps brésilien ?

Pas encore, mais il existe des signaux très encourageants indiquant une grande vague de mobilisation en faveur des droits sociaux, capable d’augmenter les acquis, importants mais limités, des dix années de gouvernements de gauche. Autour d’un thème déclencheur (les transports en commun et leur prix), clairement en lien avec les inégalités et avec un modèle de métropoles toujours plus critiqué, des millions de personnes sont descendues dans la rue, dans des centaines de villes. D’autres revendications du même ordre, comme le droit au logement, ont ainsi émergées.

Une des grandes nouveautés de ces manifestations est qu’elles présentent un profil complètement différent de celui qui a jusqu’à présent prévalu dans les luttes sociales brésiliennes. Elles n’ont été convoquées ni par les partis de gauche, ni par les mouvements sociaux traditionnels. À partir de l’appel d’un petit groupe, le Movimento Passe Livre (MPL) des foules se sont d’elles même convoquées en utilisant les réseaux sociaux. Cette culture politique de l’autonomie n’est pas entièrement nouvelle. Elle avait déjà contribué, au début du siècle, à lancer de grands évènements comme le Forum Social Mondial. Cependant, c’est la première fois qu’elle devient réellement populaire et utilisée par des milliers de personnes. Cela peut être d’une importance capitale. Elle fait vaciller un scénario politique tendant vers la stagnation : alors que la gauche gouvernementale fait déjà de grands compromis avec le pouvoir économique et avance très lentement, l’alternative institutionnelle est bien pire : les partis conservateurs et néolibéraux.

À partir du 15 juin, le mouvement a été victime d’une perturbation susceptible de le paralyser ou d’inverser son sens. Les médias et les partis à la droite du Parti des Travailleurs (PT), qui jusqu’alors le diabolisaient et le réprimaient, ont effectué un grand virage stratégique. Ils se sont efforcés de l’activer, tout en essayant de le récupérer. Ils ont cherché à dégonfler les revendications en faveur des droits et de l’égalité ( c’est à dire le caractère « dangereux » de sa critique sociale), et ont introduit à la place la lutte « contre la corruption » en général. Dans le même temps, ils ont essayé de faire revenir sur le devant de la scène le mouvement contre les gouvernements de gauche. Les chasser du pouvoir, de n’importe quelle manière, est une idée qui n’a en effet jamais quitté l’agenda de la droite ces dix dernières années.

Cette tentative de récupération est efficace, car les médias de masse, bien qu’affaiblis et sur le déclin, ont encore une influence majeure au Brésil. Le futur du mouvement est donc largement ouvert. Tout va dépendre de notre capacité à comprendre le scénario en place et à agir avec perspicacité.

Y a-t-il dans l’air une tentative de manœuvre anti-démocratique ?

Plusieurs signes indiquent que oui. Depuis le 18 juin, le journaliste Jânio de Freitas a attiré l’attention sur l’importante présence de provocateurs, notamment lors d’évènements comme la tentative d’invasion de la préfecture de São Paulo. Les actions qu’ils mettent en place, à savoir la radicalisation artificielle du mouvement afin de justifier la « restauration [autoritaire] de l’ordre », est typique des coups d’état en Amérique latine, comme au Brésil en 1964 et au Chili en 1973.

En outre, les manifestations du 20 juin ont été marquées par la présence ostensible de skinheads et de groupes qui ont agressé des militants de gauche. Ce jour-là, la chaîne de télévision Globo brisa un tabou et cessa de diffuser toutes ses " novelas " ( séries télé ) pour « couvrir » les manifestations de manière biaisée, tentant ainsi de les récupérer. La nuit du 21 juin, de petits groupes ont bloqué simultanément le trafic de presque toutes les routes reliant São Paulo au reste du pays. Il y eut des pillages sur la Via Dutra ( ndtr : autoroute Rio – São Paulo ) et à Barra da Tijuca ( ndtr : quartier chic de Rio ). Ce sont des tactiques complètement étrangères aux mouvements sociaux, et mises en place pour susciter la peur et des demandes d’intervention.

Les tentatives de manœuvres vont s’intensifier dans les mois qui viennent, car toute une série de facteurs mettra en difficulté les politiques que les gouvernements de gauche ont adopté il y a dix ans (Outras Palavras abordera prochainement ce sujet). Il faudra choisir entre les accentuer (en redistribuant les richesses et en remettant les privilèges en question), ou les mettre de côté. C’est exactement pour cela que tous ceux qui luttent pour une société juste et libre ne doivent pas abandonner la rue.

Manifestation à Noite

Comment a-t-il été possible de transformer des manifestations autonomes pour les droits en espaces de préjugés et de violence ?

Le virage tactique amorcé par les médias et les forces conservatrices à la fin de la semaine dernière se manifeste de façon très claire dans « l’autocritique » d’Arnaldo Jabor sur la chaîne de télévision Globo, ainsi que sur les couvertures du magazine Vejaet de la précédente. Le caractère de cette action, qui consiste à activer les manifestations tout en les vidant de leur substance ou même en inversant leur sens, est abordé au paragraphe 1 de ce texte. La forme la plus efficace pour mettre en œuvre cette stratégie est la diffusion du slogan « contre la corruption », qui dérive ensuite vers « contre la PEC 37 [1] ». Peu la connaissent, mais elle engendre automatiquement l’idée que punir les corrompus, les petits délinquants ou ceux qui adoptent un comportement sexuel déviant, est la solution aux problèmes du pays. Ce type d’association est illustré de façon caricaturale par une phrase qui a circulé le 22 juin sur Twitter : « calabocadilma » : ( Dilma tais-toi [2]. Il était demandé : « Les médecins cubains arriveront-ils ici en connaissant déjà un traitement pour soigner les gays, ou devront-ils l’apprendre ici ? »

Afin de faire face à cette tentative de récupération, il est essentiel de comprendre sur quelles forces elle s’appuie. Les manifestants, dans leur très grande majorité, ont moins de 25 ans. Par ailleurs, ils commencent tout juste leur participation et leur formation politique. Ils ne connaissent encore que peu le contexte et l’histoire des gouvernements de gauche, ainsi que l’histoire institutionnelle du Brésil avant eux. Ils constatent, non sans raison, que le pays est très injuste et qu’il existe une très grande promiscuité entre le pouvoir politique et économique. Toutefois, ils ne voient pas que le slogan « contre la corruption », trop général et trop vaste, ménage ceux qui tirent profit de nos inégalités, au lieu de les mettre en difficultés. De même, ils ne se rendent pas compte que le slogan « fora Dilma » (Dilma dégage), clairement distillé par les médias, signifierait, dans les circonstances de la politique institutionnelle actuelle, ouvrir un espace pour un gouvernement directement lié aux élites.

La manœuvre des conservateurs est néanmoins extrêmement risquée. En allant grossir les rangs des manifestants, ils permettent à ceux qui attendent de réels changements de dialoguer avec un public beaucoup plus large. C’est également pour cette raison que la solution n’est pas de quitter la rue mais bien d’y ouvrir un débat approfondi sur les projets et sur les réseaux sociaux.

En quoi la tentative de récupérer les protestations est fragile et peut être renversée ?

Les conservateurs ne souhaitaient même pas faire référence aux protestations. Ils se les sont appropriées temporairement en utilisant leur poids et leur pouvoir. Ils ont néanmoins beaucoup à craindre. Si les revendications en faveur des droits continuent à se diffuser, et si l’espace horizontal de la rue continue d’être utilisé par la foule, arrivera bientôt à l’ordre du jour des thèmes qui exigeront des changements sociaux « dangereux », bien plus profonds que ceux mis en place ces dernières années.
Pour cela, un effort est nécessaire : dépasser la barrière de la critique générale de la « corruption » et du « pouvoir ». Passer de ce discours naïf et inoffensif au concret de changements sociaux, à savoir des villes (et des sociétés) pour tous et une redistribution des richesses. C’est un pas difficile car il exige d’affronter la tornade médiatique en faveur de concepts dépersonnalisants et mystificateurs tels que « le géant se réveille » (o gigante acordou). Cela implique de poser des questions inhabituelles, mais dont la portée est immense : « qui est le géant » ? « qui s’approprie les richesse qu’il produit » ? « comment faire en sorte que cela profite à tous « ?

Il faut noter que la dynamique du débat national a changé. Ces dix dernières années, nous nous sommes habitués à un conflit entre visions différentes sur le pays, constant mais d’une intensité relativement basse. Soudainement, tout cela apparaît comme dépassé. L’agressivité que les conservateurs ont manifesté, leur tendance à recourir tantôt à la violence policière extrême (comme à São Paulo le 14 juin), tantôt aux skinheads ne doit laisser aucun doute sur ce qui est en jeu. L’antidote efficace contre ces manœuvres n’est pas, en ce moment du moins, la modération, mais bien de rendre plus concret et plus approfondi l’agenda des réformes en faveur de droits pour tous.

Manifestation pour l’indépendance des médias

Quels sont les thèmes ayant permis de relancer un programme portant sur les changements et les droits sociaux ?

Un des refrains les plus insidieux qui circule dans les manifestations est « le géant se réveille ». Son appel à un nationalisme abêtissant est évident. ( La « nation » est un concept pouvant servir autant à rassembler contre l’oppression externe que pour masquer nos propres inégalités.) Pire encore : répété quasi continuellement par naïveté, il fait entrer insidieusement à l’intérieur du mouvement une idée incitant à la dépolitisation. Ce slogan suggère que les luttes pour changer le Brésil débutent aujourd’hui. Il cherche à occulter les efforts menés pendant des décennies par les mouvements sociaux et la société civile pour formuler des programmes liés à la garantie de droits pour tous. Toutes ces revendications sont importantes pour rompre la barrière mystificatrice des médias et des élites.

Cependant, cela vaut peut-être la peine, dans cette période de débats agités sur le sens, de concentrer l’énergie sur ceux qui, faisant écho aux impressions remontant de la rue, provoquent et incitent à la réflexion. Les définir doit être fait ensemble. Voici quelques suggestions.

La première cible, quasiment évidente, est le groupe de télévision Rede Globo et l’oligarchie des médias. Les slogans à l’encontre du diffuseur de la famille Marinho [3] se sont répandus et ont trouvé un écho dans toutes les manifestations. Ils résonnent à un moment critique de la période où nous nous trouvons. L’oligopole des communications conserve une influence considérable et agit de façon délibérée pour aller contre le sens du mouvement. Mais leur fragilité est grande : jamais il n’y eut une si grande partie de la population qui a compris leur action manipulatrice.

La chaîne de télévision Globo doit être la cible de campagnes sur Internet, de manifestations de rue, de boycotts. En dénonçant son pouvoir, symbole de l’oligopole, on ouvre la voie aux idées de démocratisation des communications, déjà exprimées dans une campagne. Celle-ci, intitulée " Pour exprimer la liberté ", conçue conjointement par des militants et des organisations, formule et propose, sur sa page Internet, des propositions concrètes, des arguments et même unprojet de loi sur ce thème.

De même, ceux qui furent récupérés par les slogans « contre la corruption » et « contre le PEC 37 », se retournent, au fond, contre les privilèges et les inégalités. Il faut matérialiser ces sentiments en montrant que la droite ne propose aucune alternative allant dans leur sens. « Contre la corruption » doit s’étendre, par exemple à « Le pouvoir économique hors de la politique ». C’est une manière populaire d’aborder la Réforme Politique – autre slogan stratégique pour changer le pays, indispensable dans ce moment décisif. Différents mouvements ont travaillé sur ce thème. Certains ont même déjà mis en place une plateforme commune. Celle-ci a esquissé des propositions (notamment accroître le pouvoir des plébiscites et référendums, la fin des 14e et 15e mois de salaire des parlementaires, l’interdiction du financement de partis politiques par les entreprises). Elle réunit une vaste documentation : articles, vidéos, programmes de radio, bibliothèques. L’abondance de ce matériel, construit collectivement, met en évidence à quel point le slogan « contre la corruption » est primaire et vide de sens.

La portée de la lutte contre l’augmentation des tarifs montre de quelle manière le thème du Droit à la ville touche la population brésilienne. Des dizaines de millions de personnes vivant en périphérie des métropoles,ont cessé, depuis ces dix dernières années, de se sentir inférieures. Elles se perçoivent comme victimes d’injustices . Sans elles, aucune des immenses richesses dont elles sont exclues ne seraient produites. Elles veulent l’égalité et les droits (voir, par exemple, l’appel de l’organisation Periferia Ativa). En outre, la classe moyenne représente bien plus que les « petites mains » de la lutte contre la corruption. Elle abrite des groupes créatifs, libertaires, en faveur d’un pays pour tous, et disposés à participer à sa construction.

Le droit à la ville, qui est parfois exprimé par des concepts comme réforme urbaine ou villes libres, peut être décomposé en propositions qui s’adressent à ces deux groupes sociaux : le droit au logement (y compris dans le centre des grandes villes) ; la pénalisation de la spéculation immobilière ; la mobilité urbaine, avec des transports publics rapides, confortables et économiques (The Economist, le magazine peut-être le plus influent au monde, vient de publier un article assez positif sur la gratuité) ; la limitation de l’utilisation des voitures ; la dépollution des rivières ; la nécessité de se débarrasser correctement des déchets ; des pistes cyclables.

Il sera impossible d’aborder l’éventail des droits sociaux sans parler de la réforme fiscale.Comme le souligne l’économiste Ladislau Dowbor dans un texte récent, il est nécessaire de se défaire de la conviction selon laquelle au Brésil les charges fiscales sont parmi les plus élevées au monde. La vérité est différente : la majorité paie beaucoup d’impôts, car une petite minorité qui dispose largement de la capacité à contribuer, est peu sollicitée et utilise de nombreux subterfuges pour frauder.
La réforme fiscale mérite un texte à part. Mais nous devons nous préparer à proposer plus et non moins d’impôts : des taxes intelligentes et progressives, à visée clairement redistributive. Des taxes qui corrigent les injustices classiques des marchés, qui fassent des services publics dignes un droit (et non en un marché accessible à eux qui peuvent payer), et qui garantissent des villes et un pays pour tous.

Manifestation à Belo Horizonte

Qu’est-ce que les assemblées populaires et comment peuvent-elles préparer une nouvelle phase de mobilisation ?

Elles sont apparues le 23 juin : trois à São Paulo, à l’initiative du Movimento Passe Livre ; à Fortaleza, Brasília et Belo Horizonte (cette dernière avec plus de 2 000 personnes : texte,vidéo). Les assemblées populaires permettent à la population de se rencontrer et de discuter ensemble horizontalement, libérés de la dépersonnalisation de la télévision. Elles mettent en place une ambiance propice au débat sur la situation du pays, notamment en développant la prise de conscience des droits et en incitant à se mobiliser pour les défendre. Si elles continuent à s’étendre, il est probable qu’elles déclencheront d’ici peu une nouvelle vague de manifestations, cette fois plus importante.

Il n’existe pas de schéma unique pour ces assemblées : elles peuvent réunir des habitants d’une région ou des personnes intéressées à débattre collectivement d’un thème spécifique ; elles peuvent se dérouler sur une place, dans un bar, une maison, ou même à l’arrêt de bus ( voir ce que l’organisation Periferia Ativa prépare pour le 25 juin à São Paulo).

De même, il n’y a pas besoin d’attendre quelqu’un en particulier pour créer une assemblée. N’importe quelle organisation ou groupe de personnes, peut et doit le faire. L’important est de ne pas gâcher ce moment rare où la foule cesse d’être passive et se sent prête à discuter de son futur commun.

Le site web Outras Palavras a participé avec d’autres collectifs et mouvements, à l’organisation d’une assemblée le 25 juin où ont été débattues la dictature des médias et des manières de la combattre.

Quel est le sens du discours de Dilma et comment les mouvements peuvent-ils en tirer parti ?

Encore une singularité brésilienne : face aux protestations des deux dernières semaines, l’attitude de la Présidente de la République fut différente de celles adoptées par tous les chefs d’État ayant eu, depuis 2011, à affronter des révoltes similaires. Les dictateurs arabes ont réagi par les balles. Dans toute l’Europe, les dirigeants maintiennent les politiques s’attaquant aux droits sociaux malgré des manifestations gigantesques et un mécontentement massif dans l’opinion publique.

Obama a ignoré le mouvement Occupy. Sous la pression intense de la rue, Dilma, au contraire, a salué les manifestations (« Elles démontrent la force de notre démocratie »). Dans son discours du 21 juin (vidéo | texte), elle a suggéré que « l’impulsion de cette nouvelle énergie politique » pouvait aider à « faire plus rapidement, et mieux, de nombreuses choses que le Brésil n’avait pas encore réussi à réaliser à cause des contraintes politiques et économiques ».

Le 24 juin, elle fit deux nouveaux pas en avant. Elle reçut les mouvements ayant lancé les protestations (l’association Passe Libre1 et le lendemain Periferia Ativa, et les sans-abri liés au mouvement MTST [4]. Elle fut à l’origine d’une initiative inattendue lors d’une réunion avec les gouverneurs des États et les maires des capitales régionales. Elle leur proposa des engagements pour l’éducation, la santé, la mobilité urbaine et la responsabilité fiscale. Plus important encore : elle défendit l’idée d’un plébiscite pour que la population décide de la convocation ou non d’une Assemblée Constituante, chargée de réformer le système politique.

La dernière proposition provoqua des réactions immédiates. Les politiciens conservateurs et les juges de la Cour suprême fédérale déclarèrent que celle-ci était inconstitutionnelle (ce qui paraît grotesque car cela suggère que les institutions sont irréformables). Tout indique que, si elle allait plus loin, l’initiative rencontrerait une forte résistance, autant parmi les élites qu’au sein même du Congrès National. Le pouvoir économique ne souhaite pas refondre un système qui lui confère une énorme influence sur les décisions politiques. Les élus préfèrent ne pas s’ingérer dans les règles qui leur ont permis d’être élus.

Mais alors comment les mouvements sociaux et les manifestants doivent-ils percevoir l’initiative de Dilma ?

Concentrer l’attention uniquement sur la proposition d’une Constituante, peut aboutir à une paralysie. C’est un sujet difficile et peu débattu dans la société. Et bien qu’il existe une vaste prise de conscience de la nécessité d’une réforme politique, les controverses sont nombreuses sur les différents changements que cela implique. Le risque est qu’en consacrant leur temps à les résoudre, les mouvements se divisent et dispersent l’énergie nécessaire pour maintenir et accroître les nombreuses revendications.

Toutefois, il peut être intéressant de considérer une double réponse. D’un côté, maintenir la priorité sur la lutte pour les droits, tout en continuant à renforcer les assemblées populaires, la formulation de demandes, et la pression pour les satisfaire. Se rappeler qu’elles ne viendront pas sans luttes (bien qu’elle ait reçu l’association Passe Libre1, Dilma n’a pas fait preuve d’une volonté d’agir en faveur de leurs revendications).

Dans le même temps, il ne serait pas très malin de dédaigner une proposition stratégique de Constituante et de réforme politique. En effet, le Brésil a des institutions qui « ne nous représentent pas ». Archaïques, extrêmement corruptibles, fermées à la participation directe des citoyens, sans aucune transparence, elles constituent un des fondements de l’injustice sociale, de l’inégalité et du modèle de « développement » hostile à la nature.

Il sera nécessaire de secouer le pays pour le changer. Dans ce contexte, la lutte pour une Constituante peut être une revendication parallèle à celle en faveur de droits. Plus les luttes protestataires se multiplieront, plus il paraîtra clair que le système politique représente un obstacle et qu’il est nécessaire de réinventer également la démocratie. Et plus les pouvoirs actuels seront sous la menace d’une vaste réforme, plus leurs détenteurs auront tendance à céder à la pression populaire...

En quoi le Brésil va se trouver à une croisée des chemins dans les mois à venir ?Quel rôle va jouer la mobilisation sociale ?

Obtenir la réduction simultanée du prix des transports en commun dans les deux principales villes du pays, sans compter d’autres capitales régionales et grandes villes, est probablement quelque chose d’inédit. Pour cela, des centaines de milliers de brésiliens ont affronté les bombes de la police et les chaussures de plomb de la passivité. En payant le trajet à un tarif moindre, des dizaines de milliers de personnes sont en train de se dire que « c’est possible »... Mais les vingt centavos4 obtenus sont infimes face à l’importance que la victoire pourrait signifier dans les prochains mois. Cela met en évidence, au cours de cette période de turbulence que le Brésil est sur le point de traverser, la capacité de rébellion des mobilisations sociales.

Ces dix dernières années, les conflits pour [ l’accès à ] la richesse sociale dans pays furent relativement mineurs. La majorité de la population, notamment les personnes économiquement les plus pauvres, a bénéficié d’un soulagement qui va bien au-delà de la politique Bolsa família (Bourse famille). La valeur des avantages sociaux a augmenté en termes réels. Le salaire minimum a connu une hausse bien supérieure à l’inflation. Le taux de chômage est passé en-dessous d’un des seuils les plus bas du monde (5,5 % d’après l’IBGE5). Le pourcentage de personnes employées de manière légale et donc dont les droits du travail sont reconnus, est passé de 46 % à 54 %. Grâce aux quotas, les universités ne sont plus le territoire exclusif des élites.
Mais du point de vue économique, les personnes très riches n’ont pas non plus à se plaindre. La hausse de la consommation de ceux qui étaient pauvres auparavant a stimulé le commerce et les bénéfices. Comme l’État a relancé de grands projets d’infrastructure et des programmes comme Minha Casa, Minha Vida [5], des secteurs tels que celui de la construction retrouvèrent le sourire. L’extraction minière et l’agroalimentaire ont profité de la hausse mondiale du prix des matières premières. Les revenus des grands investisseurs, du fait des intérêts versés par le Trésor Public (et donc, par nous), ont pas mal baissé, mais ils sont encore parmi les plus élevés au monde.

Ce scénario, qui a créé un certain confort et a freiné les remises en question et les transformations plus profondes, est en train de se défaire rapidement, du fait de deux changements importants au niveau international. Les cotations des biens primaires, représentant aujourd’hui près de 54% des exportations du pays – ont recommencé à chuter. Une probable hausse des taux d’intérêt aux États-Unis attire une part plus importante de la richesse monétaire en circulation sur la planète, rendant plus difficile pour les autres pays la possibilité de la récupérer. L’économie brésilienne étant en voie d’internalisation et de désindustrialisation, ces deux évolutions ont un impact. Elles sont, par exemple, à l’origine du cours élevé du dollar et de l’inflation, deux tendances qui ont déjà occupé le devant de l’actualité dans les médias traditionnels (les manifestations les ayant mis de côté temporairement), et qui seront exploitées de plus en plus intensément au cours des mois qui viennent.

Comme d’habitude, les conservateurs cherchent, face aux difficultés, à en appeler à la morale et à la tendance à l’(auto)punition d’une société majoritairement chrétienne. La cause résiderait dans « l’incompétence » des derniers gouvernements. L’issue « naturelle » serait d’« attacher les ceintures » : s’engager dans des politiques de coupe budgétaire des services publics et des droits sociaux, comme le font les pays européens. Le Brésil devrait montrer « une bonne attitude » pour reconquérir la « confiance » des marchés internationaux...

Par ailleurs, en politique le moralisme cherche à empêcher que l’on entrevoit ce qui est attirant et interdit. L’impasse sur laquelle butent les réformes sociales limitées de ces dix dernières années, ne doit pas aboutir à revenir dessus. Elle peut, au contraire, stimuler des changements beaucoup plus profonds. Il ne s’agira alors pas d’une simple redistribution superficielle des richesses pilotée par l’État.

Les signes d’un Printemps survenus ces dernières semaines, suggèrent que, dans une époque marquée par une crise de civilisation et une recherche de nouvelles perspectives, le Brésil semble prêt à se réévaluer et à se réinventer depuis le bas. Le meilleur déclencheur est la lutte pour les droits : des transports rapides, efficaces et bon marché ; la possibilité de vivre dans le centre des grandes villes ; la révision complète des priorités des investissements publics dans les métropoles afin de garantir des services publics de qualité dans les périphéries ; la réduction de la semaine de travail à 44 heures, projet que le Congrès National garde dans ses tiroirs depuis des années. Pour comprendre la diversité des thèmes liés à la garantie d’une vie digne, et leur potentiel de mobilisation, il peut être intéressant d’observer une série de photos qui rend compte de la marche de protestation réalisée par les mouvements de la banlieue de São Paulo, le 25 juin, vers le Palácio dos Bandeirantes, siège du gouvernement de l’État.

Mais c’est également l’heure d’évoquer des droits liés à la société de l’information : Internet gratuit pour tous ; la fin de l’oligopole des médias et une véritable liberté d’expression ; la libre circulation des connaissances et de la culture, avec la révision des lois rétrogrades concernant la propriété intellectuelle ; la reprise de projets paralysés, comme les Pontos de Cultura6.

La thématique des droits actionne immédiatement celle du combat contre les inégalités et les privilèges. São Paulo possède la plus importante flotte d’hélicoptères civilsau monde (plus de 500, devant New York et Tokyo ...), alors même que 6 millions de personnes sont ballottées, parfois trois heures ou plus par jour, dans des bus bondés, sales et inconfortables. Le Brésil, qui occupe la 85e place au classement de l’Indice de Développement Humain (IDH), et dont les chemins de fer sont à mettre à la ferraille, est le deuxième pays au monde en nombre de jets privés.

Cependant, la prise de conscience des inégalités ne doit pas conduire à une idéologie primaire de la redistribution. Il ne s’agit pas de « démocratiser » le modèle actuel de consommation, mais bien de re-créer les logiques de production et de redistribution des richesses. Dans ce contexte, ce qui s’est passé ces dernières semaines est source d’inspiration. On a lutté pour des transports collectifs, un bien commun. Un espace de débat s’est ouvert à propos, par exemple, de villes libérées de la dictature de l’automobile, de la pollution des rivières ; d’éducation et de santé publiques d’excellence et innovantes ; d’un usage de l’électricité moins vorace et aliénant, pour permettre un modèle de production d’énergie plus propre ; d’un modèle de développement de l’espace rural qui valorise et stimule, non pas la production de matières premières sur de grandes propriétés agricoles « modernes » recourant à une utilisation massive de pesticides, mais bien les petits producteurs et la diversité de nos cultures vivrières.

La porte à un réexamen du pays, si longtemps repoussé, est désormais ouverte. Comme on l’a vu, rien n’est garanti. Les prochains jours et les prochains mois seront pleins de surprises, de nouvelles possibilités et de risques. Mais nous sommes maintenant en bien meilleure situation pour vivre cette nouvelle phase, dés lors que les rues ont montré leur visage, et fait entendre leur voix puissante...