Politiques de la Pachamama 

Extraction des ressources naturelles vs. droits autochtones et protection de l’environnement

, par Upside Down World

Cet article a été traduit de l’espagnol vers le français par Jessica Pagazani et relu par Annabelle Rochereau, traductrices bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original ici : The Politics of Pachamama : Natural Resource Extraction vs. Indigenous Rights and the Environment in Latin America

De bon matin, il y a de cela plus de dix ans, j’avais interviewé Evo Morales à Cochabamba, en Bolivie. Celui-ci, alors leader des cultivateurs de coca et député dissident, était en train de boire un jus d’orange fraîchement pressé dans les locaux de son syndicat, sans prêter attention aux sonneries incessantes du téléphone. Quelques semaines à peine avant notre entretien, un mouvement social d’ampleur nationale avait réclamé la nationalisation des réserves de gaz naturel de la Bolivie. Tout le monde se demandait comment les richesses du sous-sol pourraient bénéficier à cette majorité sans ressources qui vivait à la surface.

Concernant ses ambitions pour le gaz naturel bolivien, l’intention de Morales était de faire des ressources naturelles « un instrument politique de libération et d’unité en Amérique latine ». Il était à l’époque considéré par beaucoup comme un candidat populaire à l’élection présidentielle et il ne cachait pas que les politiques autochtones qu’il voulait mettre en œuvre en tant que leader étaient intrinsèquement liées à une vision de la Bolivie mettant ses richesses naturelles au service du développement national. « Nous, les autochtones, sommes en train de reprendre le pouvoir, après 500 ans de résistance. Cette reprise de pouvoir est axée sur la récupération de nos propres richesses, de nos propres ressources naturelles. » C’était en 2003. Deux ans plus tard, il était le premier président autochtone à être élu en Bolivie.

Revenons au mois de mars de cette année. La scène se passe un samedi matin ensoleillé dans le centre-ville de La Paz, alors que les vendeurs de rue montent leurs stands pour la journée aux côtés d’un groupe de rock qui organise un concert dans une rue piétonne. Je dois rencontrer Mama Nilda Rojas, la leader du groupe amérindien dissident CONAMAQ, une confédération de communautés aymara et quechua du pays. Rojas, tout comme ses collègues et sa famille, a été persécutée par le gouvernement de Morales en raison de sa mobilisation contre les industries extractives. « Les territoires autochtones sont entrés en résistance, explique-t-elle, car les veines ouvertes de l’Amérique latine continuent à saigner, recouvrant la terre de sang. Ce sang est pompé par toutes les industries extractives. »

Tandis qu’Evo Morales considère les richesses du sous-sol comme un outil de libération, Rojas estime que le président n’hésite pas à soutenir les industries extractives - exploitation minière, pétrolière et gazière - sans se préoccuper de la destruction de l’environnement ni du déplacement des communautés auxquels conduisent ces industries.

Comment peut-il exister un tel décalage entre Morales et Rojas ? Cela s’explique en partie par l’ampleur des conflits qui opposent les politiques extractivistes menées par les gouvernements de gauche en Amérique latine et les politiques de la Pachamama (la Terre Mère), et par la manière dont les mouvements autochtones ont mené la résistance contre l’extractivisme pour défendre leurs droits, leurs terres et l’environnement.

Depuis le début des années 2000, une vague de présidents de gauche a remporté les élections en Amérique latine en promettant notamment d’utiliser la richesse des ressources naturelles abondantes pour financer des programmes sociaux, accroître l’accès aux services de santé et d’éducation, redistribuer les richesses, donner des moyens d’action aux travailleurs, lutter contre la pauvreté et bâtir la souveraineté économique nationale.

Au cours de ce changement, c’est l’État, à la place de la sphère privée, qui a joué le rôle le plus important dans l’industrie extractive. L’objectif était d’en faire bénéficier un large pan de la société plutôt que de simplement remplir les poches d’une poignée de dirigeants de multinationales, comme cela s’était systématiquement produit sous les gouvernements néolibéraux. Les coûts sociaux et environnementaux des opérations d’extraction n’ont pas disparu, seule la vision économique a changé. « Les activités extractives et l’exportation des matières premières continuent comme avant, mais elles s’accompagnent maintenant d’un discours progressiste pour les justifier », explique Carmelo Ruiz-Marrero, journaliste portoricain spécialisé dans les questions environnementales.

Bien que de nombreuses économies et de nombreux citoyens aient pu profiter de l’implication accrue de l’État dans l’extraction des ressources, l’extractivisme, même s’il est mis en œuvre par des gouvernements progressistes, n’a pas cessé d’entraîner le déplacement de communautés rurales, d’empoisonner les sources d’eau, de tuer les sols et de porter atteinte à l’autonomie territoriale amérindienne, comme c’était déjà le cas sous le néolibéralisme. Comme l’écrit la sociologue argentine Maristella Svampa, en Amérique latine, « les politiques progressistes mises en place ces dernières années s’inspirent de la conception conventionnelle et hégémonique d’un développement fondé sur l’idée d’un progrès infini et de ressources naturelles soi-disant inépuisables ». Cette tendance extractiviste, favorisée par le discours et par les mandats progressistes de la gauche latino-américaine, a eu des conséquences préoccupantes dans toute la région.

Suite à la crise de 2001-2002 en Argentine, les gouvernements de Nestor et Cristina Kirchner ont œuvré avec succès pour redresser l’économie du pays et pour donner des moyens d’action aux travailleurs. Ils ont mis en place des politiques économiques progressistes afin de promouvoir la souveraineté de l’Argentine, après des années de néolibéralisme pendant lesquelles les entreprises et services publics avaient été privatisés. Les Kirchner ont placé de nombreuses industries sous le contrôle de l’État et ont utilisé les nouvelles recettes du gouvernement pour financer des programmes sociaux et pour réduire la dette du pays face aux entreprises et aux prêteurs étrangers.

Dans le cadre de cette réorientation politique, en 2012, l’État argentin a obtenu 51 % des parts de la compagnie pétrolière YPF, qui avait été privatisée dans les années 1990. Cependant, l’année dernière, la compagnie argentine YPF a signé un accord avec Chevron pour étendre les zones de fracturation de gaz de schiste dans le pays. Or les opérations doivent se dérouler sur les territoires mapuche. Les communautés autochtones menacées ont répliqué en occupant quatre puits de forage d’YPF. « Il ne s’agit pas seulement de la terre dont ils s’emparent », a expliqué Lautaro Nahuel, de la Confédération mapuche de Neuquén à Earth Island Journal. « Toutes les formes de vie naturelle de la région sont étroitement liées. Ce qu’ils font ici aura des conséquences sur le fleuve Neuquén ; or nous buvons l’eau de ce fleuve. » Des manifestations contre les projets de fracturation hydraulique d’YPF-Chevron se déroulent dans tout le pays.

Le président uruguayen José « Pepe » Mujica, qui a récemment attiré l’attention de la communauté internationale en légalisant la marijuana, l’avortement et le mariage homosexuel et en proposant d’accueillir d’anciens détenus de Guantanamo, est en train de négocier un accord avec la compagnie minière anglo-suisse Zamin Ferrous portant sur un énorme projet d’extraction minière à ciel ouvert. Ce projet impliquerait l’extraction de 18 millions de tonnes de minerai de fer dans tout le pays au cours des 12 à 15 prochaines années. Outre l’exploitation minière en elle-même, le projet prévoit la construction de pipelines afin de transporter le minerai à travers les terres jusqu’à la côte atlantique du pays. Les critiques ont pointé du doigt le fait que le plan allait avoir des conséquences désastreuses pour la biodiversité de la région et allait entraîner le déplacement de ses agriculteurs. En réponse à ces projets, un mouvement national est actuellement en cours pour réclamer l’organisation d’un référendum afin d’interdire l’extraction minière à ciel ouvert en Uruguay.

L’ancien président brésilien Luiz Lula da Silva et sa successeure Dilma Rousseff, tous deux du Parti des travailleurs, ont œuvré pour le développement de la classe moyenne dans le pays et ont mis en place des programmes d’aide sociale visant à éliminer la pauvreté et la faim. Cependant, leurs administrations ont également dirigé un vaste système économique fondé sur l’extractivisme, ne laissant aucune place aux petits paysans ni aux questions environnementales. Le Brésil abrite la plus grande industrie minière de toute la région : en 2011, le volume de l’extraction était supérieur au double du volume de minéraux extraits dans l’ensemble des autres pays d’Amérique du Sud. C’est également le plus grand producteur de soja, une culture OGM qui se propage rapidement sur tout le continent, avec son lot de pesticides mortels qui détruisent les sols et empoisonnent les sources d’eau, forçant les petits paysans à quitter les campagnes pour aller s’agglutiner dans les bidonvilles en périphérie des métropoles latino-américaines.

Le président équatorien Rafael Correa est devenu célèbre en tant que défenseur de l’environnement dans son pays en apportant son soutien à l’adoption, en 2008, d’une constitution donnant des droits à la nature. En 2007, il avait également lancé une initiative pour que le pétrole présent dans le parc national Yasuní ne soit pas exploité. En échange de la non-exploitation du pétrole dans cette zone riche en biodiversité, un appel aux dons de 3,6 milliards de dollars (soit la moitié de la valeur du pétrole) a été lancé auprès de la communauté internationale en faveur du Programme des Nations Unies pour le développement, qui finance des programmes internationaux de santé et d’éducation, entre autres. En août dernier, comme seulement 13 millions de dollars avaient été collectés et 116 millions promis, Correa a annoncé que son initiative avait échoué, et que l’extraction du pétrole aurait bien lieu dans le parc Yasuní. Lors d’une allocution télévisée le président avait déclaré : « Le monde nous a laissés tomber. »

Et pourtant, tandis que Correa soulignait à juste titre que les nations les plus riches ont l’obligation de contribuer à résoudre les problèmes liés à la crise climatique mondiale, dans son pays, il développait l’industrie minière et criminalisait les mouvements autochtones qui protestaient contre les industries extractives sur leurs territoires. Sous son mandat, de nombreux leaders autochtones qui s’organisaient contre les mines, contre les mesures de privatisation de l’eau et contre l’extraction d’hydrocarbures ont été mis en prison du simple fait de leur militantisme.

La criminalisation des militants autochtones luttant contre l’industrie minière au Pérou est également devenue la norme dans ce pays riche en ressources minérales. Sous la présidence d’ Ollanta Humala, l’industrie minière a connu un véritable essor, tout comme les conflits qu’elle a provoqués avec les communautés locales luttant pour défendre leurs droits à la terre et à l’eau.

En Bolivie, le président Evo Morales s’est largement exprimé sur le thème du respect dû à la Pachamama, de la lutte contre le changement climatique dans le monde et de la mise en œuvre des philosophies autochtones telles que le Buen Vivir (vivre bien), permettant de vivre en harmonie avec la planète. Son gouvernement a promulgué certaines politiques progressistes dans l’optique de générer davantage de revenus publics en confiant à l’État la gestion de l’extraction des ressources naturelles pour qu’il utilise ce revenu supplémentaire pour financer une hausse des salaires ainsi que des programmes sociaux à l’échelle nationale en matière de santé, de retraite, d’éducation et de développement des infrastructures. L’administration Morales et son parti, le MAS (Mouvement vers le Socialisme), ont également cherché à promouvoir des changements constitutionnels et des lois pour la protection de l’environnement, l’autonomisation des communautés autochtones et pour faire de l’accessibilité aux services et ressources de base un droit. Pourtant, la plupart des discours et promesses de changement ont été contredits par la façon dont les politiques du MAS se sont traduites sur le terrain.

Le gouvernement a par exemple défendu un projet de construction d’une grande autoroute à travers le territoire amérindien et parc national Isiboro Secure (TIPNIS). Les protestations contre le projet du gouvernement ont renforcé le mouvement pour la défense des droits des autochtones et de l’environnement. En 2011, la réponse du gouvernement a été de brutalement réprimer les familles qui manifestaient contre le projet routier. La violence gouvernementale a fait 70 blessés. Les familles et amis des victimes sont toujours en quête de justice.

Plus récemment, la promesse faite par le MAS de respecter la Terre Mère ainsi que les droits des autochtones et des petits paysans s’est heurtée à un autre de ses projets : la loi sur les mines, qui a été approuvée fin mars par le Congrès, contrôlé par le MAS, et qui devait ensuite être adressée au Sénat. Mais les manifestations contre la loi ont contraint le gouvernement à suspendre son adoption en attendant d’en savoir plus sur les exigences des opposants. Tandis que les coopératives minières privées, célèbres pour leur indifférence à l’égard de l’environnement et des communautés locales affectées par l’industrie minière, protestent contre la loi car elle ne leur octroie pas le droit de vendre les ressources à des entités privées à l’étranger sans être surveillées par le gouvernement, d’autres groupes avec des exigences différentes ont exposé leurs critiques. N’ayant rien à voir avec les mineurs coopérativistes, ces opposants venus des mouvements paysans et autochtones sont davantage préoccupés par les questions d’accès à l’eau et par la défense du droit de manifester.

La loi sur les mines accorde à l’industrie minière le droit d’utiliser l’eau publique pour ses opérations nocives et très gourmandes en eau. Cela sans se préoccuper du droit des communautés rurales et agricoles à avoir accès à cette même eau. De plus, cette loi criminalise les protestations contre les opérations minières ; les communautés les plus affectées par la pollution et par les déplacements forcés n’auraient donc plus aucun recours légal possible pour défendre leurs foyers. En réaction à cette loi, un certain nombre d’organisations amérindiennes et de petits paysans sont descendus dans la rue pour manifester.

J’ai pu échanger avec Mama Nilda Rojas, la leader amérindien du CONAMAQ, à propos de sa vision de la loi sur les mines. « Le gouvernement Morales nous avait dit qu’il dirigerait le pays en écoutant le peuple et que les lois viendraient d’en bas. Mais, cette promesse n’a pas été tenue en ce qui concerne la loi sur les mines, poursuit Rojas. Cette loi a été élaborée sans que les représentants des communautés les plus touchées par les activités extractives aient été suffisamment consultées. C’est une loi qui criminalise le droit à la protestation. Cette loi nous empêchera de bloquer les routes. Nous n’aurons pas le droit de manifester [contre les opérations minières] », explique-t-elle. « Nous n’oublions pas qu’il s’agit de ce même Evo Morales que l’on voyait manifester et bloquer des routes [il y a des années]. Alors, comment se fait-il qu’il soit en train d’abolir ce droit de protester ? ».

Rojas explique : « Ce gouvernement a prononcé de faux discours au niveau international, prétendant défendre la Pachamama, la Terre Mère », or ce qui a lieu en Bolivie est une toute autre histoire. Et pendant ce temps, à l’extérieur de l’Amérique latine, les gouvernements, les militants et les mouvements sociaux voient les pays comme la Bolivie et l’Équateur comme des exemples à suivre pour vaincre le capitalisme et pour lutter contre le changement climatique. Le modèle de Yasuní et le respect des droits de la nature peuvent et doivent avoir un impact au-delà des frontières de ces pays. Les pays les plus riches et leurs consommateurs, et toutes les industries dont les sièges se situent dans les pays du Nord, doivent prendre leurs responsabilités et relever les défis liés à la crise climatique.

À bien des égards, la majorité des partis de gauche en Amérique du Sud constituent un progrès par rapport à leurs prédécesseurs néolibéraux. Ils ont contribué à tracer un chemin formidable vers des modèles alternatifs qui sont une source d’inspiration dans le monde entier. Dans l’ensemble, ils ont permis aux pays de se libérer du joug du Fonds Monétaire International et des dictatures soutenues par les États-Unis, et leur ont donné les moyens d’accéder à l’autodétermination. Dans l’intérêt de ses nouvelles orientations, il est à espérer que la droite néolibérale ne parviendra pas à regagner du terrain dans la région dans un futur proche et que Washington ne pourra plus continuer à s’immiscer dans les affaires d’une Amérique latine toujours plus indépendante.

Néanmoins, alors que cette marche vers le progrès se poursuit sous toutes ses formes et que les périodes d’élections vont et viennent, les perdants de la nouvelle gauche d’Amérique latine sont bien souvent les mêmes qu’avant... les communautés rurales expropriées et les mouvements autochtones qui, pourtant, ont ouvert la voie ayant permis à ces présidents d’accéder au pouvoir. Au nom du progrès, de la Terre Mère, du Buen Vivir et du socialisme du XXIe siècle, ces gouvernements contribuent à empoisonner les rivières et la terre et à déplacer, emprisonner et assassiner les militants anti-extractivistes. Une solidarité qui resterait aveugle à cette contradiction causerait beaucoup de tort aux divers mouvements populaires qui luttent pour un monde meilleur.

Si un modèle alternatif - mettant la qualité de vie et le respect de l’environnement au-dessus de la croissance du produit intérieur brut et de l’expansion de la société de consommation, plaçant la soutenabilité au-dessus de la dépendance face à l’extraction des matières premières finies, mais aussi respectant le droit à une agriculture à petite échelle et le droit à l’autonomie des territoires indigènes plutôt que l’intérêt des compagnies minières et des exploitations de soja - parvient un jour à triompher, ce modèle sera sûrement le fruit des luttes menées par ces mouvements populaires. Pour que ce modèle réussisse à transformer les tendances progressistes de toute la région, il est nécessaire que les espaces de dissidence et de débat au sein des mouvements autochtones, paysans et de défense de l’environnement soient respectés et renforcés, et non pas écrasés et réduits au silence.

« Nous sommes debout, et nous manifestons contre l’extractivisme, conclut Rojas, la Terre Mère est fatiguée. »

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Benjamin Dangl est journaliste en Amérique latine depuis plus de dix ans et réalise des reportages sur les mouvements sociaux et la vie politique de la région. Il est l’auteur des livres suivants : Dancing with Dynamite : Social Movements and States in Latin America et The Price of Fire : Resource Wars and Social Movements in Bolivia

Dangl est actuellement doctorant en Histoire de l’Amérique latine à l’Université McGill et il a créé UpsideDownWorld.org, un site Web sur le militantisme et la vie politique en Amérique latine, ainsi que TowardFreedom.com, qui offre une perspective progressiste sur les événements dans le monde. Email : BenDangl(at)gmail(dot)com.

Twitter : @bendangl