L’immigration en France : histoire, réalités et enseignements…

Médiations et relations interculturelles dans le travail social

, par ASIAD , M’BODJE Mamadou

Guide de survie pour répondre aux préjugés sur les migrations
Illustration de Claire Robert

C’est dans les années 80, suite aux malentendus qui se multiplient entre habitants des quartiers et travailleurs sociaux, qui ne peuvent dès lors plus jouer leur rôle de « pont » avec des services publics parfois porteurs de préjugés, que des femmes se prennent en main pour faire avancer leurs dossiers et parfois ceux de leurs voisins.

Ce faisant, elles acquièrent une compétence peu à peu reconnue qui favorisera la naissance du statut officiel de « femme-relais » lequel évoluera vers celui de médiatrice socioculturelle.

Depuis, la médiation sociale et culturelle est devenue un support important des associations et des travailleurs sociaux, au-delà du champ de l’immigration, pour faire émerger des questions de fond qui traversent le travail social parmi lesquels on retrouve des éléments culturels basés sur l’interculturalité.

Cependant, il faut noter les limites de la médiation qui apparaît dans les conflits, les tensions ou les dysfonctionnements au sein d’une institution. La médiation n’est pas un remède à tous les problèmes suscités par la difficulté d’une institution à répondre aux demandes spécifiques provenant de populations fragilisées et diverses.
Son rôle est souvent limité à celui d’intermédiaire entre les usagers et les agents institutionnels avec pour seul objectif de clarifier les demandes de traduire, lorsqu’il s’agit d’étrangers et d’informer sur les règles administratives sans remettre en cause le fonctionnement de l’institution. Cette médiation dite « forme relais », à des missions précises qui favorisent la reproduction des normes existantes, et non leur transformation. Ce qui donne à la fonction un caractère « instrumental ».

La deuxième forme dite « médiation critique », s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large et propose de nouveaux modes de régulation sociale et de dialogue, renvoyant à la nécessité de créer ou de recréer des liens là où le tissu social souffre de dégradations. Dans ce cas-là, la médiation joue plusieurs rôles, celui de pôle de référence, mais aussi celui de changement. Au même titre que la forme « relais », elle assure les mêmes missions, mais pour des objectifs différents. Elle est particulièrement difficile à assumer parce qu’elle oblige, dans de nombreux cas, à se confronter à des administrations réticentes au changement et à des populations pas toujours prêtes à remettre en question certains de leurs comportements.

C’est pourquoi les nouvelles formes de médiations semblent s’enraciner dans des recompositions d’identités collectives dont les bases s’élargiraient au-delà des appartenances. La référence aux droits de l’Homme et du citoyen permettrait, par exemple, à travers un nouveau statut de la citoyenneté respectueux des différences culturelles, d’intégrer de façon moins conflictuelle des populations repliées sur elles-mêmes, du fait de la stéréotypie négative dont elles font l’objet.

La complexité de la médiation interculturelle

Dans un ensemble social où l’affaissement des repères identitaires se traduit par le recours à des médiations défensives ou désuètes, on assiste à une amplification des attitudes discriminatoires à l’égard des étrangers. Le recours aux droits du sol et aux liens de sang, dans une certaine approche politique de l’identité française, conduit au renforcement corrélatif des stratégies de type « bouc émissaire ». La stéréotypie et l’assignation identitaire renforcent encore la dévalorisation de l’image de soi subie par les étrangers.

Les différentes rencontres, faites autour des activités de l’espace e-i-f-é (espace-information-formation-échanges) de l’ASIAD, témoignent d’une nette corrélation entre l’expérience du racisme chez les étrangers défavorisés et l’intériorisation par les étrangers, des prescriptions normatives de la société d’accueil. En effet, prescrire, en guise de pratique ou de politique de la médiation interculturelle, la conformité au système socioculturel dominant ne va pas sans accrocs : la quête, pour tout un chacun, d’une marque de différenciation passe en effet par l’affirmation de sa propre singularité à travers l’obtention d’un certain pouvoir/droit sur l’environnement matériel et social.

La possibilité de valoriser des médiations interculturelles dynamiques plutôt que défensives poussera, dans une large mesure, par un vecteur associatif où la dimension sociale et politique joue un rôle non négligeable. Cependant, les généralisations tirées des conséquences politiques produites par l’évolution des discours ambiguës de ces dernières années ne sauraient définir de façon satisfaisante un prototype de médiation interculturelle idéale dès lors que l’action médiatrice doit prendre en compte les spécificités culturelles.
Cette vision doit considérer l’apparition d’une grande crispation des administrations, depuis plusieurs années. Celle qui nous concerne le plus relève de la pratique de certaines préfectures dans la gestion des demandes d’admission au séjour et des renouvellements de titre de séjour.

L’exemple de Melle K... étudiante de nationalité algérienne qui fait un aller-retour en Algérie en 2010, suite au décès de son père, est très marquant. Après un séjour de vingt jours à Alger, elle reprend ses études, passe brillamment ses examens de fin d’année mais, se retrouve face au refus de renouvellement de son titre de séjour du fait que la Préfecture a constaté une sortie du territoire sur son passeport, hors du cadre des vacances scolaires (la carte du séjour temporaire valable un an, pour les études ou les salariés est souvent une fiche collée sur une des pages du passeport).

Pour finaliser la procédure de refus malgré un parcours scolaire sans problème, la Préfecture informe l’université de sa décision et somme Melle K... de quitter le territoire national dans un délai d’un mois. Malgré les recours introduits auprès de la Préfecture et du Ministère de l’Intérieur (recours gracieux et hiérarchique), Melle K... a perdu une année scolaire et n’a récupéré son titre de séjour que suite à une décision favorable du Tribunal administratif (recours en contentieux).

La médiation proposée par l’ASIAD n’a pas servi à grand chose auprès des administrations et la situation de Melle K... ne serait pas réglée si le dossier était traité sur la forme uniquement, c’est-à-dire en considérant les questions sociales, humaines et culturelles. C’est sur le fond et la forme que le Tribunal a tranché.

Ce cas montre, bien que l’approche historique du concept de médiation, des années 60 à nos jours, laisse donc apparaître un net amoindrissement des supports traditionnels de sens au niveau des institutions, notamment administratives et politiques. L’idéologie prévalente qui résulte des changements intervenus au cours de ces dernières décennies, oscille entre l’effacement de toute médiation et la recomposition de médiation à support désuet, voire dangereux ou à finalité étroite et ponctuelle.

La crispation défensive qui ressort de cette situation place la médiation interculturelle dans une position délicate. La discrimination étant une attitude défensive et une société sans horizon, la médiation interculturelle risque de se contenter d’une pratique peu dynamique, soit celle de l’assimilation, soit celle de la valorisation sans nuance des cultures d’origine.

L’interculturel : pour quoi faire ? 

Interculturalité, transculturalité, pluriculture, multiculture, etc, les concepts ne cessent d’émerger pour tenter de rendre compte de la réalité complexe des contacts entre groupes humains. Il est cependant très amusant de constater qu’il n’y a ni unanimité sur l’urgence d’ouvrir ce débat, ni convergence sur la démarche à adopter pour imaginer les réponses. En particulier, des inégalités sociales, économiques et politiques profondes empêchant les cultures humaines de se féconder par une création d’universel prenant comme base et condition la diversité culturelle.

Les réflexions sur la culture et l’interculturel se centrent généralement sur l’étude des relations entre la « culture française » censée être homogène, voire unique, d’une part et les cultures d’origines étrangères portées par les populations issues de l’immigration, d’autre part. Cette vision tend à occulter l’existence d’autres diversités culturelles propres à la société française. Il existe en particulier des réalités culturelles régionales et des cultures sociales ou de classes. La négation de ces diversités culturelles endogènes est le résultat de la construction nationale française, mais aussi, l’effet d’une production idéologique.

Ce sont ces aspects de résistance au changement et de conservation sociale, fondés sur le passé, la tradition et l’histoire, qui me semble caractériser aujourd’hui l’idéologie de l’enracinement.

Cette idéologie référée de façon mythique à des origines passées, pures et communes, comme ciment d’une communauté, s’est d’autant plus développée et exacerbée durant les dernières décennies, que la construction d’identités collectives mises en péril par les phénomènes migratoires était en jeu.

Sa fonction est en effet bien de redonner à travers l’imaginaire social l’idée d’une homogénéité et d’une communauté tout à la fois intégratrice et identificatrice, estompant les différences au profit du point de vue dominant, celui de l’appartenance. On peut remarquer comment, dans une telle problématique, les luttes de classe s’intègrent à l’identité nationale. Elles font en quelque sorte partie de l’histoire commune. Toute production idéologique étant nécessairement articulée sur une interprétation de la société dans laquelle elle est produite, il convient de se demander à quelle crise celle-ci fait face, quelles sont les conditions qui l’engendrent, bref, les raisons de son actuel développement.

Le phénomène migratoire nous paraît une des raisons possibles. Ce n’est, certes, pas la première fois que l’identité nationale est confrontée à ce problème. Les mêmes causes ont les mêmes effets à plusieurs reprises dans l’histoire de France : en 1880 avec les Espagnols, en 1920 avec les Italiens, en 1970 avec les Maghrébins.
Le phénomène montre aussi la répétition des processus : arrivée massive de travailleurs nécessaires à l’économie, insertion de ceux-ci dans les structures économiques principalement, puis reflux de la bienveillance et de la tolérance à leur égard, dès qu’une crise économique rend la présence de ces « étrangers » non seulement moins indispensable, mais qu’elle est même ressentie comme une concurrence.

L’immigration n’avait pas réellement posé de problème idéologique tant qu’elle était vécue comme transitoire et temporaire. Dans l’esprit des migrants comme dans la société d’accueil, des travailleurs venaient en France pour un temps court, leurs investissements affectifs, culturels et identificateurs, restaient dans leurs pays d’origine. L’idée et les discours autour du retour en étaient en quelque sorte l’assurance.

La problématique change, les travailleurs font venir leurs familles, les enfants sont scolarisés et socialisés en France et l’insertion n’est plus seulement économique, mais sociale et culturelle : on assiste à « un choc des cultures ». Les migrants, même s’ils subissent une forte acculturation, n’arrivent pas vierges d’histoire, ni d’appartenances dans le pays d’accueil. C’est toute cette confrontation entre ces deux cultures, l’une dominante, l’autre expatriée, qu’exprime le couple idéologique : enracinement/déracinement.

Même fondé sur la logique du besoin et de la nécessité, le choix d’aller vers la France, considérée hier comme terre d’émigration, aujourd’hui terre d’enracinement, est la continuité d’un processus historique d’ensemble : la relation entre dépendance-indépendance, colonisation-décolonisation, Nord-Sud, riches-pauvres.

On voit à partir de l’analyse de la situation de Melle K..., combien les relations sont complexes et difficiles à vivre et à assumer parce qu’elles obligent, dans de nombreux cas, à se confronter à la crispation des administrations réticentes à se réformer, mais aussi à la difficulté pour certains migrants, à remettre en cause certaines pratiques.
On notera que vu sous cet angle, la quotidienneté des relations interculturelles n’est rien d’autre qu’un défi à la coopération, que l’on peut et doit relever, mais qui ne peut l’être qu’après avoir créé une base commune suffisamment large en franchissant le pas de la compréhension et du respect, comme dans une démarche de mise en place d’un cadre partenarial ancré sur une dimension égalitaire.

La médiation face au droit et aux dispositifs : séjour - intégration 

Les discours politiques portant sur l’immigration ont toujours eu pour objectif, à droite comme à gauche, la maîtrise des flux migratoires suivie d’une ambition visant la lutte contre l’immigration irrégulière, d’un côté, l’intégration des immigrés en situation régulière de l’autre. L’expérience montre que le second volet n’a jamais fait l’objet d’une grande attention, d’autant que les différents gouvernements ont toujours présenté le premier comme le préalable du second. Or, on constate avec le temps que cette politique répressive coûte très cher au détriment de l’intégration et que ses effets négatifs ne consistent qu’à désigner les immigrés comme n’ayant pas leur place dans la société, favorisant ainsi la suspicion et pire encore, la xénophobie.

Toutes les lois, de 2003 à 2011 sont restées dans cette vision, avec une grave évolution négative car, sous prétexte d’intégration elles justifient leur maintien dans une situation administrative précaire quelles que soient les gages d’intégration comme si, derrière cette idée d’intégration républicaine, l’idéologie voyait dans l’immigration un risque pour l’identité nationale. Comment dans ce contexte une médiation est-elle possible, qu’elle soit portée par une association ou une quelconque structure, pour expliquer et favoriser la compréhension, le respect du cadre relevant du droit ?

Au-delà de l’exemple de Melle K..., cette précarisation s’est traduite au fil des dix dernières années pour la suppression de l’accès de plein droit à la carte de résident (valable dix ans) parce que déclarait Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, il faut la réserver « à ceux qui ont prouvé une réelle volonté d’intégration, car l’on ne peut demander à la société française de vous accueillir pendant une longue période et ne pas avoir le souci de s’y intégrer ».
Ce discours est prononcé dans un contexte précis, marqué par la thématique de l’opposition entre l’immigration subie, qui n’inclut pas seulement l’immigration clandestine mais aussi le regroupement familial et l’asile, et l’immigration choisie -choisie « en fonction des besoins de notre économie et de nos capacités d’intégration ». Tandis qu’il convient d’encourager la seconde, il est en somme naturel d’imposer à la première des contraintes, d’autant plus nécessaires que rôde le spectre du communautarisme.

On note là, jusqu’à quel point l’intégration est devenue l’alibi de la précarisation du droit au séjour, notamment dans la réalisation en deux temps de la réforme du régime des cartes de résident.

A l’origine, l’accès de plein droit à la carte de résident concernait tous les étrangers ayant des attaches en France. En 2003, les membres de famille et les parents d’enfants français en sont exclus et depuis 2006 les conjoints de français et les étrangers résidant régulièrement en France depuis plus de dix ans n’en bénéficient plus. Aujourd’hui, sa délivrance est liée « à l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française ».

La logique qui avait présidé à la création de la carte de résident en 1984 s’est donc trouvé inversée : la garantie de stabilité du séjour avait été considérée comme un facteur favorisant l’intégration. Désormais l’étranger doit prouver qu’il est intégré pour obtenir un droit au séjour stable et il est maintenu dans une situation précaire aussi longtemps qu’il n’a pas donné des gages d’intégration.

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Références bibliographiques :
 BAROU (J) et LE (H.Kh.) : L’immigration entre loi et vie quotidienne, Ed L’Harmattan, Paris, 1993.
 MEMMI (A.) : Les fluctuations de l’identité culturelle ; in la France identitaire, Esprit N° 1, Janv. 1997 
 VERMES (G.) : Cultures ouvertes, sociétés interculturelles. Du contact à l’interaction, Ed. L’Harmattan, Paris, 1994.
 COHEN-EMERIQUE (M.) : « Travailleurs sociaux et migrants. La reconnaissance identitaire dans le processus d’aide », Ed. L’Harmattan, Espaces interculturels, Paris, 1989.
 BOUAMAMA (S) : Les discours de l’interculturalité : modèles, enjeux et contradictions (le travail social face à l’interculturalité), Ed. L’Harmattan, 2002.
 Haut Conseil à l’Intégration (HCI), Rapports : www.hci.gouv.fr