Les nouvelles règles du jeu en Égypte

, par Foreign Policy in Focus , GOLD Sarah

L’article a été traduit de l’anglais vers le français par Sandrine Merle et relu par Annabelle Rochereau, traductrices bénévoles à Ritimo. L’article original est en ligne sur le site de Foreign Policy in Focus : The New Rules of the Game in Egypt

Maggie Osama / Flickr

L’examen de la déclaration constitutionnelle de l’Égypte laisse à penser que la route pour sortir de la dictature militaire risque d’être semée d’embûches.

Depuis qu’elle a destitué le gouvernement égyptien élu démocratiquement et rassemblé les partisans des Frères musulmans, l’armée a lancé plusieurs assauts meurtriers contre les manifestants islamistes et les partisans du président déchu Mohamed Morsi. Plus de 500 personnes ont trouvé la mort au cours de l’attaque historique des campements de manifestants islamistes du 14 août.

Bien que certains affirment clairement préférer une dictature militaire à un gouvernement élu de la confrérie, la plupart des opposants à ses adeptes expriment l’espoir de voir les militaires réussir à remettre le pays sur les rails de la démocratie. À la lumière des derniers événements, et des précédents historiques, cela pourrait s’avérer un vœu pieux.

Peu de temps après le renversement, le président nommé par intérim Adly Mansour a pourtant diffusé une déclaration constitutionnelle de 33 articles qui semblait établir des droits fondamentaux et proposer une feuille de route pour le retour à la société civile. Comme c’était à prévoir, l’ensemble est disparate. Mais il est intéressant de l’analyser comme point de repère pour ce qui sera – ou ne sera pas – envisageable dans une Égypte démocratique.

Énumération des droits

Dès l’ouverture, la déclaration affirme l’égalité des citoyens devant la loi. Elle promet que l’État garantira l’égalité des chances et la protection contre les discriminations fondées sur « le sexe, l’origine, le genre, la langue, la religion ou les croyances ». Elle fait le serment qu’aucune recherche, détention ou arrestation ne se fera sans mandat, que la propriété privée sera protégée ainsi que la liberté de culte et de croyance religieuse.

La vie privée des citoyens semble également protégée par la loi : « le courrier postal ou électronique, les échanges téléphoniques et autres moyens de communication sont privés », promet le document, « leur confidentialité est garantie, et ils ne pourront être confisqués, consultés ou contrôlés qu’en vertu d’un mandat judiciaire préalable et pour une période déterminée en accord avec les dispositions de la loi ». Mieux encore qu’aux États-Unis, sil’on se réfère au scandale de la NSA.

L’article 7 garantit la liberté d’expression, mais « dans les limites de la loi », un bémol problématique qui fera sans aucun doute écho aux intérêts des dirigeants. La liberté de la presse et l’abolition de la censure sont également garanties, sauf « dans le cas d’état d’urgence nationale ou en temps de guerre ». Cette exception autorise le pouvoir militaire déjà puissant à s’imposer à l’opinion publique si la sécurité nationale l’exige ; les militaires n’étant pas soumis au contrôle, elle pourra être invoquée dès qu’ils considèreront leurs intérêts menacés. (L’Égypte est déjà déclarée officiellement en « état d’urgence », et l’a été pendant deux décennies sous Hosni Moubarak, le précédent dictateur. Bon nombre de ses compagnons de route sont d’ailleurs de nouveau à la tête du pays.)

L’article 9 déclare qu’il n’y aura pas de travail forcé sauf si l’État l’impose par la loi. Il n’est pas nécessaire d’expliquer en quoi cette disposition est dangereuse.

L’article 10 protège le droit de se réunir pacifiquement et sans notification préalable et interdit aux forces de sécurité d’assister aux rassemblements de nature privée. Il protège également le droit de s’affilier à des organisations, des partis et des syndicats mais interdit les associations qui seraient considérées comme hostile au « système de société ». Cette clause est suffisamment vague pour permettre la dissolution des groupes qui prôneraient le moindre changement, puisque tout défi au statu quo pourrait être interprété comme une menace au « système de société ». Sans parler du massacre des manifestants islamistes qui fait figure de bien mauvais présage quant à l’application d’une telle disposition.

La déclaration n’interdit pas les partis politiques de fondement religieux, mais il interdit les partis formés sur la base de discriminations de sexe, d’origine ou de religion. La place est donc laissée libre dans la sphère politique à la participation de partis islamistes et autres partis religieux, tant qu’ils seront jugés « inclusifs ».

Loi et surveillance

Effectivement, la religion n’est pas hors-jeu. En réalité, l’article 1 de la déclaration stipule que les principes de la loi islamique, la Charia, sont la source principale de la loi (ainsi l’université sunnite de al-Azhar demeure un acteur politique important). Bien évidemment, si la loi doit se référer aux principes de la Charia, on imagine telle qu’interprétée par les hommes, comment la faire coïncider avec l’affirmation de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Sans parler bien sûr des chrétiens ou des sécularistes.

La déclaration appelle également à un système judiciaire indépendant. Elle affirme à juste titre : « toute disposition dans la loi visant à donner l’immunité en matière de contrôle judiciaire à toute action ou décision administrative sera exclue ». Pourtant, l’article 19 déclare l’indépendance du système judiciaire militaire, préservant plus encore l’armée de toute possibilité de contrôle. Cette immunité officielle contredit l’article suivant qui déclare que l’armée appartient au peuple. N’a-t-on pas plutôt l’impression du contraire ces derniers temps ?

Une note d’espoir se profile avec l’article 22 qui stipule qu’un Conseil de défense nationale sera désigné par le président et destiné à « déterminer les moyens de sécuriser et de protéger le pays et de discuter le budget de l’armée. » Il devra être consulté pour les projets de loi la concernant. Si le président de ce Conseil est élu et non nommé, on pourra considérer qu’une étape aura été franchie dans la mise en place d’un contrôle public de l’armée, et que les droits exclusifs dont elle dispose aujourd’hui, lui permettant de gérer elle-même son budget et d’être à l’origine des décisions stratégiques quant à l’usage de la force, appartiendraient au passé.

Transition

La déclaration affirme que, jusqu’à l’élection d’un nouveau président, le président par intérim Adly Mansour dispose des pleins pouvoirs législatifs qui seront dès lors transférés à la Chambre des représentants. Ce qui veut dire que les militaires pourront émettre des décisions susceptibles d’être appliquées par le biais de Mansour jusqu’aux prochaines élections, une proposition inquiétante au vu de leur récent comportement.

La déclaration fait également des propositions pour amender la constitution de 2012. Le comité qui en est chargé est constitué de deux membres de la Haute Cour constitutionnelle, de deux juges du Conseil d’État, de deux juges choisis par le Conseil judiciaire suprême et de quatre professeurs de droit constitutionnel de l’Université du Caire eux-mêmes désignés par le Conseil suprême des universités. Heureusement, la plupart de ces rédacteurs ne seront pas nommés directement par les militaires même si l’armée continuera d’exercer une influence disproportionnée sur ce processus.

Ce comité a 30 jours pour proposer des amendements. Les membres devront soumettre leurs recommandations à une assemblée de 50 personnes qui aura à son tour 60 jours pour présenter un projet constitutionnel au président. Celui-ci devra soumettre ce projet au référendum dans les 30 jours, ce qui équivaut malheureusement à donner 30 jours aux militaires pour procéder aux modifications de leur choix. Après approbation, les élections à la Chambre des représentants doivent intervenir, et « l’appel à l’organisation d’une élection présidentielle devra se faire une semaine au plus tard après la première convocation de la Chambre des représentants ».

Le comité, qui a donné une semaine aux partis politiques et aux citoyens pour émettre des suggestions, a déclaré que de nombreuses propositions allaient dans le sens d’interdire les partis religieux (à prévoir) et de dissoudre la Chambre haute du parlement. Certaines sources affirment que ni le président, ni les ministres de la Défense et de l’Intérieur (qui pourront modifier ultérieurement le projet) n’ont soumis de propositions, ni même al-Azhar ou un quelconque grand parti islamiste. C’est étonnant de la part de ces derniers, car à la lumière des événements récents, on aurait imaginé qu’ils auraient essayé de se protéger.

L’Égypte semblant basculer vers ce qui ne peut être décrit que comme une dictature militaire, l’espoir de voir une authentique règle démocratique s’y installer paraît s’éloigner plus que jamais. L’armée étant aux commandes à ce jour, la prochaine étape réside dans cette déclaration constitutionnelle. Ce sont pour l’instant les règles du jeu auxquelles les Égyptiens doivent se soumettre.