L’accaparement des terres, une nouvelle forme de colonisation ?

Les acteurs : prédateurs et complices

, par CIIP

C’est avant tout l’émergence de la sphère financière "globalisée" créée sous l’impulsion des États-Unis et de la Grande Bretagne par les politiques de libre-échange des capitaux, par la vague planétaire des privatisations de nombreuses activités du secteur public et par les accords internationaux de dérégulation, qui a fait apparaître les nouveaux acteurs dominants des fameux "marchés financiers" du système capitaliste.

Le développement rapide des technologies informatisées de communication a fourni la base de leur fonctionnement planétaire et de leur consolidation. Ce sont eux qui éprouvent aujourd’hui le besoin d’enraciner leur influence et leur domination sur les territoires où vivent les paysans, c’est à dire à peu près la moitié de la population mondiale, par l’accaparement d’immenses surfaces de terres cultivables et de forêts.
Selon la Banque Mondiale, 50 millions d’hectares ont fait ainsi l’objet de transactions définitives ou en cours de négociations depuis 2006, pour un montant de 50 milliards de dollars US (100 milliards selon l’ONG GRAIN), dans plus de 50 pays ciblés par un millier d’opérateurs financiers et une douzaine de gouvernements.

Le développement de ce phénomène requiert la connivence de deux catégories d’acteurs : d’une part les opérateurs des marchés financiers, c’est à dire les administrateurs des principales structures de gestion privées ou publiques de l’épargne mondiale, d’autre part les hommes disposant des pouvoirs de l’État dans les pays concernés.

Les prédateurs

Du côté des acteurs de la sphère financière mondialisée, il faut distinguer entre gestionnaires de l’épargne publique et gestionnaires de l’épargne privée, de loin les plus importants. Ensemble ils constituent l’essentiel des fameux "marchés financiers".

Les gestionnaires publics sont surtout ceux des "Fonds souverains" : il s’agit d’institutions nationales créées par des États qui disposent de ressources monétaires en surplus provenant surtout de leurs échanges extérieurs et cherchent à les investir dans le monde entier selon diverses stratégies. Il est difficile d’en faire une liste car leurs dénominations sont variées, les États sont peu transparents, et leur définition fait débat.

Citons par exemple parmi les plus importants Abu Dhabi Investment Authority (Émirats Arabes Unis, disposant de 875 milliards de dollars) ou SAMA Foreign Holdings (Arabie Saoudite, 431 milliards), China Investment Corporation (Chine, 200 milliards), etc. La France a créé un Fonds Stratégique d’Investissement disposant de 28 milliards de dollars.

Le plus souvent, ces fonds n’ont aucune expertise en matière agricole et lorsqu’ils s’approprient de grandes superficies de terres cultivables, ils chargent des opérateurs privés d’intervenir en leur nom ou créent des structures ad hoc. Par exemple le colonel Kadhafi, chef de l’État libyen, a créé la société "Malibya" pour gérer les 100.000 ha que le Président malien Amadou Toumani Touré lui a octroyés dans le delta intérieur du Niger pour produire des céréales destinées à la Libye, aux dépens des paysans maliens. La Chine aurait acquis 2,8 millions d’ha en République Démocratique du Congo pour créer la plus grande plantation du monde de palmiers à huile. La Corée du Sud, 690.000 ha au Soudan pour produire du blé, les Émirats Arabes Unis plus de 400.000 ha toujours au Soudan dans le même but.

A ces fonds souverains s’ajoutent les organismes publics financiers internationaux, le FMI, la Banque Mondiale et leurs prolongements, qui s’intéressent depuis longtemps, pour des raisons politiques, aux systèmes fonciers et aux politiques agraires et favorisent, par leurs crédits et leurs soutiens technique et juridique, la libéralisation du marché des terres cultivables et leur ouverture aux investisseurs privés internationaux.

Les opérateurs privés sur les marchés financiers qui s’intéressent aux terres cultivables sont beaucoup plus nombreux et diversifiés. On peut les classer en quelques grandes catégories selon leurs activités, les plus importants étant d’ailleurs présents dans plusieurs d’entre elles. :

  • Les intermédiaires financiers classiques (banques, fonds de pension - dans les pays où les retraites sont capitalisées - et assurances), qui gèrent l’épargne des citoyens de base et des entreprises. La banque Goldman Sachs en est une figure emblématique.
  • Les fonds d’investissement spécialisés, eux-mêmes de diverses catégories selon les objectifs des investisseurs (sectoriels, le plus souvent à long terme, certains étant spécialisés dans la gestion des grandes fortunes privées).
  • - Les fonds spécifiquement spéculatifs intervenant avant tout sur les bourses de valeurs, sur les cours des monnaies et les marchés à terme (hedge funds, private equity funds, etc.) en général à court et très court terme. Le Hedge Fund de Georges Soros s’est illustré dans cette catégorie.
  • Les grandes firmes transnationales, habituées depuis longtemps pour certaines à sécuriser leurs approvisionnements en denrées alimentaires ou pour d’autres qui s’intéressent aux terres cultivables,afin de promouvoir l’utilisation de leurs produits. Plus généralement, elles n’hésitent pas à engager des opérations purement financières sur ce nouveau terrain de spéculation pour accroître leurs profits. En particulier il s’agit des industries chimiques, pharmaceutiques, agro-alimentaires, de l’énergie, etc.

On peut noter que des montages complexes peuvent se mettre en place entre ces opérateurs, pour créer des intermédiaires spécialisés. COSAN par exemple, la plus grosse entreprise sucrière du Brésil, a créé un fonds d’investissements agricoles, le RADAR Proprietades, qui achète des terres brésiliennes pour d’autres investisseurs tel que TAA-CREF (Teachers Insurance & Annuity Association / College Retirement Equities Fund of the USA, un des plus grands fonds de pension privés des États-Unis). Autre exemple, le géant AIG (American International Group) spécialisé dans les assurances et les services financiers, a investi 65 millions de dollars dans un fonds d’investissements agricoles de la firme Louis Dreyfus, qui achèterait des dizaines de milliers d’ha au Brésil.

Les complices

Le nouveau phénomène d’accaparement des terres par ces opérateurs financiers ne peut toutefois se réaliser sans mettre aussi en jeu des complicités au niveau politique, car le terrain où il se joue est celui des chefs d’État et des élites dirigeantes : en effet c’est nécessairement à ce niveau que se prennent les décisions d’attribution de territoires considérables aux acteurs principaux du capitalisme financier et que sont mis en oeuvre les mesures coercitives nécessaires pour obtenir l’éviction des paysans dépossédés.

Ces appropriations massives ne sont possibles que par les leviers de la corruption politique et financière à grande échelle, qui finissent par former un système de type mafieux, et donnent lieu à des manipulations des régimes fonciers qui relèvent plus du brigandage que du respect des droits coutumiers.

C’est ainsi qu’au Sénégal le pouvoir politique a mis en oeuvre un plan de confiscation des terres communales pour y développer des investissements privés dans l’agrobusiness. 80.000 ha ont été attribués à une société espagnole pour produire des agrocarburants dans la région de Kédougou, et 40.000 ha à un holding nigérian officiellement pour produire de la canne à sucre, qui pourrait facilement devenir de l’éthanol. Ces initiatives se heurtent à une forte résistance des paysans organisés dans la Fédération Paysanne du Sénégal et dans le Conseil National de Concertation et de Coopération des Ruraux, eux mêmes membres du ROPPA (Réseau des Organisations Paysannes et des Producteurs Agricoles de l’Afrique de l’Ouest) qui dénoncent un retour au "Pacte colonial".

Dans certains pays comme en Colombie, de telles transactions s’accompagnent très souvent de violences pouvant aller jusqu’à la répression des organisations paysannes, ou même à l’assassinat de leurs dirigeants et à la déportation de communautés entières.