Le statut des marchands ambulants à New Delhi

, par Intercultural Resources , TAUHID Sadafut

L’article a été traduit de l’anglais au français par Marija Baric, traductrice bénévole à Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Ritimo, The Status of Street Vendors.

Marchand de fruits-New Delhi, India
Peter L Barker : Flickr/CreativeCommons

Les marchands ambulants ont toujours constitué une partie intégrante et indispensable de New Delhi, la capitale de l’Inde. On peut les trouver à la sortie des écoles, des universités, des bâtiments publics, des monuments historiques, des métros, des arrêts de bus, voire même des centres commerciaux. Ils fournissent un large éventail d’articles à bas prix.

Selon le gouvernement indien, il existe trois grandes catégories de marchands ambulants : les fixes, les itinérants et les mobiles. Les vendeurs fixes sont ceux qui effectuent une vente à un endroit précis de façon régulière, avec le consentement implicite ou explicite des autorités. Les marchands ambulants sont ceux qui effectuent leur vente à pied. Les marchands ambulants sont ceux qui se déplacent d’un endroit à l’autre à bicyclette ou au moyen de véhicules motorisés.

La politique gouvernementale reconnaît l’importance de tous ces commerçants, en affirmant : « les marchands ambulants constituent une part très importante du secteur informel dans notre pays. On estime que les marchands ambulants comptent pour environ 2 % de la population dans plusieurs villes. Les femmes constituent une part non négligeable de ces marchands ambulants dans presque chaque ville. Le commerce ambulant ne représente pas tant une source d’emploi pour les pauvres en milieu urbain, qu’un moyen de fournir des services ‘’pratiques’’ à prix ‘’abordable’’ pour la majorité des citadins. »

À New Delhi, il existe une cruelle ironie du sort en ce qui concerne les marchands ambulants. Bien que des politiques nationales reconnaissant l’importance des marchands ambulants ont été mises en œuvre dans la capitale, haut lieu des coulisses du pouvoir, en réalité les marchands de New Delhi constituent les principales victimes du harcèlement policier et des mauvais traitements de la part de diverses autorités gouvernementales. Cet article détaillera les luttes et les stratégies d’organisation mises en œuvre avec succès par les marchands ambulants de New Delhi.

Les marchés de New Delhi

Un bref échantillonnage des marchés de New Delhi révèle la gamme de produits proposée par les marchands ambulants. Des milliers de personnes se pressent au marché de Janpath situé au cœur de la ville afin d’acheter une variété de vêtements et d’articles de chaussures. Janpath est le marché de prédilection des jeunes à la recherche des dernières tendances de mode. Par ailleurs, le marché Sarojini Nagar est la destination favorite des jeunes femmes à la mode.

Le marché du livre qui a lieu tous les dimanches dans le quartier de Daryaganj, quant à lui, est prisé des bibliophiles de la ville, où professeurs d’université distingués et étudiants du secondaire se bousculent. Ce marché n’est pas tant célèbre pour ses livres rarissimes que pour la qualité de la papeterie et son prix abordable. Plus au sud, le marché de la Place Nehru - réputé pour ses produits électroniques - témoigne du rôle crucial que jouent les marchands ambulants dans l’approvisionnement d’une technologie de pointe à la ville. Ce marché n’est pas seulement réputé parmi les habitants de New Delhi, mais attire également des hordes de consommateurs venant des États voisins.

En plus de ces fameux marchés, il existe de nombreux rendez-vous hebdomadaires spéciaux (les marchés du lundi, du mardi et ainsi de suite), qui sont organisés par les marchands ambulants dans la ville. Ces marchés sont fréquentés par les habitants de ses environs qui proposent des articles à usage quotidien. Le marché du dimanche dans le quartier de Jama Masjid, à titre d’illustration, est particulièrement réputé pour son large éventail de produits à usage quotidien à prix abordable.

Les luttes des marchands ambulants de New Delhi

Bien que les marchés des commerçants ambulants offrent une myriade de couleurs, ce scintillement ne parvient pas à contenir le mécontentement et l’angoisse. Ces commerçants contribuent de manière significative au réseau de distribution urbaine, mais en contrepartie sont confrontés à des humiliations, du harcèlement et des menaces de confiscation de la part des policiers et des inspecteurs des organes locaux tels que les Autorités municipales de New Delhi et le Conseil municipal de New Delhi. Les autorités municipales réclament fréquemment des pots-de-vin des commerçants. Une étude menée dans sept villes par Sharit Bhowmik révèle que les conditions de travail des marchands ambulants sont catastrophiques, avec des journées de travail moyennes d’au moins dix à douze heures.

Les marchands ambulants sont confrontés à différents types de risques de subsistance en raison de l’environnement juridique, physique et socioculturel de New Delhi. Le « Rapport sur les conditions de travail et la promotion des moyens de subsistance » par la Commission nationale pour les entreprises dans le secteur informel » déclare que « le manque de reconnaissance du rôle des marchands ambulants aboutit à une pléthore de problèmes auxquels ces derniers sont confrontés tels que l’obtention d’autorisation, l’insécurité des revenus, l’insécurité du lieu de colportage, le soudoiement des agents et des hommes de main, les menaces d’expulsion constantes, d’amendes et de harcèlement par des officiers de la circulation. »

Le risque actuel le plus urgent pour de nombreux marchands ambulants est la possibilité que les autorités locales à New Delhi, tels que les Autorités municipales de New Delhi ou le Conseil municipal de New Delhi, les chasse de la rue ou confisque leurs marchandises. Ce risque d’éviction s’accroît souvent dans le contexte des élections, de grands événements ou lors de projets d’embellissement des centres villes ; l’expulsion et le déplacement des marchands ambulants lors des Jeux du Commonwealth de 2010 est un témoignage de cette dure réalité. Les commerçantes ambulantes sont exposées à des risques accrus car elles sont davantage susceptibles d’évoluer dans des espaces non sécurisés ou illégaux, qu’elles font le commerce de marchandises moins lucratives, qu’elles génèrent un volume d’échanges plus faible, et qu’elles travaillent comme intermédiaires ou employées d’autres commerçants. De ce fait, elles ont tendance à gagner moins que leurs homologues masculins à New Delhi.

Les problèmes des commerçants ambulants à New Delhi sont d’autant plus graves qu’ils ne bénéficient que d’un faible accès aux régimes de sécurité sociale gérés par le gouvernement de New Delhi. Étant donné que les marchands ambulants passent la majeure partie de leur temps de travail sur des routes ouvertes, ceux-ci sont vulnérables à différents types de maladies telles que la migraine, l’hyper-acidité, l’hypertension et l’hypertension artérielle due à la pollution. Le manque en toilettes a un effet néfaste sur la santé des femmes et beaucoup d’entre elles souffrent d’infections des voies urinaires et de troubles rénaux. Les commerçantes ambulantes sont également confrontées à des problèmes de sécurité.

Les marchands ambulants sont de plus en plus considérés comme une nuisance publique par les personnes appartenant aux classes moyennes inférieures et supérieures et qui réclament de manière agressive le rétablissement des chaussées en tant qu’espace public auquel les marchands ambulants ont « porté atteinte ». Les responsables gouvernementaux et les citadins, propriétaires de véhicules, voient également les marchands ambulants d’un mauvais œil, affirmant qu’ils encombrent l’espace urbain et empêchent la fluidité de la circulation. On reproche aux marchands ambulants de priver les piétons de leur espace, de provoquer des embouteillages et d’entretenir des liens avec le monde du crime organisé.

Des organisations œuvrant pour les droits des marchands ambulants

Il existe de nombreuses organisations de taille et d’influence diverses qui militent en faveur des droits des commerçants ambulants à New Delhi. Compte tenu de l’environnement hostile dans lequel ces derniers opèrent, les efforts de ces organisations leur ont accordé un répit et un réconfort bien mérité. Manushi Sangathan (« Manushi » est dérivé du terme sanskrit qui signifie « être humain », « Sangathan » signifie « organisation ») est une de ces organisations. Manushi a été impliquée dans le processus de réforme du système de permis de travail et d’obtention d’une mesure de garantie des moyens de subsistance pour les marchands ambulants dans divers endroits de New Delhi. Manushi Sangathan est connue pour son « Projet Nagar Sewa », qui a été lancé conjointement avec les Autorités municipales de New Delhi en 2004 pour accueillir les marchands ambulants de manière esthétique, sans entraîner de gêne pour les autres usagers de la route.

Au travers ce projet, 159 marchands du quartier de Sewa Nagar ont signé un accord volontaire pour établir des modes d’autorégulation, demeurer dans les espaces qui leur était imparti, maintenir la propreté des lieux, verser une redevance mensuelle aux Autorités municipales de New Delhi via Manushi, et de payer l’ensemble des autres services municipaux, sans en contrepartie vendre ou louer leurs étals. Ce fut un projet unique car il a été en mesure de prouver que les vendeurs pouvaient être logés de façon esthétique et ordonnée et que le système actuel de pots-de-vin pouvait être remplacé par un accès payant à l’espace de marché.

Une autre organisation de premier plan qui travaille en faveur des commerçants ambulants est Saibaba Tehbazari Association Shree Welfare (Shree Saibaba est un saint indien, et « tehbazari » se réfère au commerce ambulant). Cette association est basée à New Delhi-Est et participe à la défense des droits des marchands ambulants. Elle tente de mobiliser les marchands dans le but de mettre pression sur le gouvernement pour apporter des modifications aux lois existantes concernant les colporteurs.

La NASVI (Association nationale des marchands ambulants de l’Inde) est une organisation dont la création, le développement et le travail sont étroitement liés au mouvement des droits des marchands ambulants en Inde. La NASVI est une coalition de syndicats, d’organisations communautaires de base, d’organisations non gouvernementales et de professionnels, fondée en 1988. Elle permet non seulement de faire pression sur le gouvernement en organisant les vendeurs ambulants et des manifestations. Elle publie également de nombreux rapports de recherche et des études qui mettent en évidence le sort des commerçants ambulants dans les grandes villes d’Inde.

La NASVI s’est particulièrement engagée à travailler pour les droits des commerçants ambulants à New Delhi, à lutter contre les expulsions illégales et la confiscation de leurs biens.

Vendeur ambulant à New Delhi
Jean-Pierre/ Flickr/CC

Un exemple concret de cet engagement est le travail de la NASVI pour défendre les marchands ambulants qui travaillent sur ​​une partie de la chaussée du marché de Prabhu à New Delhi-Est près du passage à niveau Sewa Nagar à New Delhi-Centre. Ce marché existe depuis les années 1960 et la plupart des marchands de ce marché ont obtenu des autorisations pour mettre en place des étals suite à une directive de la Cour suprême indienne en 2001. Pourtant, en 2010, invoquant des raisons de sécurités liées aux Jeux du Commonwealth, les marchands ont dû fermer temporairement leurs échoppes. Un an plus tard, les Autorités municipales de New Delhi ont démoli le marché en leur proposant un autre site en périphérie de la ville. La NASVI a aidé les commerçants du marché de Prabhu à mettre en place une résistance efficace. Il les a organisé en un organe social appelé Footpath Vikreta Ekta Manch (Plateforme de solidarité des commerçants ambulants) en 2011 et a présenté les commerçants à l’avocat et militant Prashant Bhushan qui, aux côtés de l’avocat de la NASVI, a présenté l’affaire à titre gracieux devant la Haute Cour de New Delhi-Est.

En mai 2011, le tribunal a accordé un sursis, bien nécessaire, aux commerçants ambulants en intimant l’ordre de ne pas les expulser du passage à niveau Sewa Nagar jusqu’au règlement final de leur requête. Les représentants de la NASVI ont organisé et mobilisé les marchands contre les exactions de la police et des collectivités locales et les ont aidés à prendre conscience de leurs droits.

Le marché de Sarojini Nagar à New Delhi-Sud est l’un des nombreux marchés où les efforts d’organisation et de mobilisation des marchands ambulants par la NASVI ont donné d’excellents résultats.

Jusqu’à récemment, les forces de police représentaient une grande menace pour les marchands en difficulté, en particulier les femmes. Les enfants de marchands avaient pris l’habitude de s’enfuir lorsqu’ils repéraient un fourgon de police dans le marché, car la police les traitait comme des criminels. Le harcèlement, les débordements, les passages à tabac et la confiscation des biens étaient monnaie courante à cette époque. Par le passé, seulement une poignée de marchands avaient eu le courage de se rendre au poste de police pour porter plainte, mais au lieu de prendre leurs plaintes, les agents de police les menaçaient. Le Hafta wasooli (la prise hebdomadaire de dessous de table) était la pratique courante des agents de police. Désormais, la situation s’est nettement améliorée grâce aux efforts soutenus de la NASVI. Les représentants de la NASVI ont organisé les marchands, les ont aidés à prendre conscience de leurs droits et les ont convaincus de tenir des réunions mensuelles.

Outre ces efforts, la NASVI joue également un rôle important dans l’organisation de conférences au niveau des États, aux niveaux national et international afin d’attirer l’attention des responsables politiques, des planificateurs et des administrateurs sur les enjeux des marchands ambulants.

Une organisation appelée Sarojini Nagar Rehri Patri Sangathan (organisation des marchands ambulants de Sarojini Nagar) a également vu le jour. Désormais les réunions se tiennent tous les mois et les commerçantes y jouent un rôle actif. Récemment, des centaines de marchands ambulants ont organisé une manifestation devant le bureau du commissaire adjoint de la police de New Delhi-Sud et ont exigé des mesures contre un inspecteur couvrant la zone du Conseil municipal de New Delhi et cinq gendarmes pour mauvais comportement, violence et menace de torture envers les commerçantes, si ces dernières ne fournissaient pas de pots-de-vin chaque semaine. Suite à cette plainte, le commissaire adjoint de la police a ordonné une enquête sur cette affaire et, en fin de compte, les commerçants ambulants ont obtenu une aide indispensable.

La législation et l’environnement juridique

Depuis l’arrêt rendu par la Cour suprême en 1989 dans l’affaire Sodans Singh et autres contre le conseil municipal de New Delhi, qui a estimé que le « droit d’exercer un commerce ou une profession... sur la chaussée, s’il est correctement réglementé, ne pouvait faire l’objet d’aucune interdiction au motif que la chaussée est destinée exclusivement aux piétons et n’en permet pas un quelconque autre usage », de nombreuses organisations - y compris la NASVI, Manushi Sangathan et autres - ont travaillé laborieusement afin de regrouper les marchands ambulants dans le but de faire pression sur le gouvernement pour formuler une politique équitable aux marchands ambulants à l’échelle nationale. Ces efforts ont finalement abouti à la loi nationale sur les marchands ambulants en 2004. Cette loi a été examinée par la Commission nationale pour l’emploi dans le secteur informel, dont le rapport a donné lieu à un dialogue constructif dans le pays et qui a finalement abouti à l’élaboration d’une nouvelle loi nationale sur les marchands ambulants en 2009.

Insatisfaits de la loi nationale de 2009, les différentes organisations des commerçants ambulants ont intensifié leur agitation et leurs efforts de sensibilisation pour obtenir une législation nationale efficace et globale qui permettra de protéger les droits à la subsistance, à la sécurité sociale et les droits de l’homme des marchands ambulants. Leurs efforts constants ont finalement abouti à la mise en place du « projet de loi sur des marchands ambulants » (la protection des moyens de subsistance et la réglementation du commerce ambulant) devant la Chambre du Parlement par le ministre du logement et de la lutte contre la pauvreté urbaine. Le projet de loi vise à protéger les marchands ambulants contre le harcèlement tout en réglementant leurs activités dans les espaces publics.

Mais l’organisation fédérale du gouvernement indien exige des États individuels d’élaborer eux-mêmes leurs propres règles et les organismes locaux d’urbanisme d’élaborer leur propre législation, les règles et directives en fonction des particularités locales. À cet égard, il est décevant de constater que, même si certains États ont mis en place une législation efficace, New Delhi - une ville avec l’un des plus grands taux de marchands ambulants dans le pays - n’a pas encore promulgué de loi sur la régularisation et la légalisation des marchands ambulants.

La nécessité d’adopter une loi sur les marchands ambulants au niveau de l’État de New Delhi ne saurait être exagérée, compte tenu du traitement cruel et inhumain qui est infligé à des milliers de marchands ambulants tous les jours en l’absence de réglementation. Dans le meilleur des cas, on peut espérer que les responsables politiques et les urbanistes tiendront compte du projet national de loi, et accéléreront le processus de consultation, d’élaboration, de proposition et d’adoption d’une loi appropriée qui garantira les droits de subsistance des milliers de marchands ambulants à New Delhi.