DiverCité : « Migrations, interculturalité et citoyenneté en France : enseignements d’un dialogue avec les institutions et les habitants dans le quartier parisien de Belleville »

Le flou des droits (Partie 2) 

Les conséquences de la complexité du système social français

, par Association Raconte-nous ton histoire

Le système français de protection sociale est difficile à appréhender, aussi bien pour les citoyens lambda qu’à plus forte raison pour des migrants, d’une part parce qu’il fait coexister différentes logiques contradictoires, et d’autre part parce que les réformes du droit social et du droit de l’immigration et de la nationalité qui se sont rapidement succédé ces dernières années ont ajouté à la confusion (voir Le flou des droits (Partie 1) : pourquoi le système social français peut être difficile à comprendre). Cette situation ne peut que peser fortement sur la perception du système social par les gens et sur leurs relations avec les professionnels.

Le sentiment de personnalisation et d’arbitraire

Une première conséquence de l’incompréhension qui règne quant au fonctionnement réel des institutions sociales françaises est le sentiment d’opacité, lequel dégénère très facilement en sentiment d’arbitraire lorsque l’un ou l’autre de nos attentes n’est pas satisfaite. Dès lors que les règles ne sont pas comprises (et ne sont pas claires en elles-mêmes), la tendance des gens est trop souvent de personnaliser à outrance le fonctionnement du système et de voir dans tout refus une manifestation d’injustice dont ils seraient victimes. S’ils ne bénéficient pas de tel droit, ce n’est pas parce qu’ils ne respectent pas certaines conditions, c’est parce qu’ils sont discriminés en raison de leur appartenance ethnique ou culturelle. Le sentiment de discrimination est d’autant plus difficile à dissiper qu’il y a bien une réalité des discriminations à l’égard des migrants au sein de la société française, même si elle se situe généralement à d’autres niveaux. (D’ailleurs, la conviction d’être discriminé n’est pas seulement le fait des migrants : de nombreux Français « de souche » sont persuadés d’être moins bien lotis que les immigrés.) Les gens acceptent parfois mal qu’on leur dise qu’ils sont (relativement) favorisés et qu’il y a plus pauvre qu’eux du point de vue de l’administration. L’expérience montre que le fait de devoir constituer des dossiers de demande parfois très conséquents pour se voir au final opposer un refus est également source de grande frustration, comme si le fait d’avoir constitué le dossier comme il fallait méritait en soi une récompense…

La rumeur et la jalousie à l’égard des voisins jouent dans ce domaine un rôle aussi important que pernicieux. Parce qu’un tel aura appris indirectement que son voisin a bénéficié de tel droit, il voudra en bénéficier lui aussi, et s’offusquera qu’on le lui refuse. Ce type de situations est la source de beaucoup d’aigreurs au sein des quartiers comme Belleville ou les « cités » de banlieue, où les voisins se connaissent et s’observent continuellement les uns les autres. Les efforts d’explication des professionnels ne pèsent pas forcément très lourd face au poids de certaines rancoeurs et idées reçues accumulées sur l’impunité des « tricheurs », la situation de « privilégiés » de certains, etc.

Autre conséquence qui découle de cet état de fait : la personnalisation du rapport aux professionnels et aux travailleurs sociaux. Si l’assistante sociale nous dit que nous n’avons pas droit à tel chose, on pense que c’est parce qu’elle nous en veut personnellement, ou du moins qu’elle ne veut pas nous faire la « faveur » qu’elle pourrait nous faire, et qu’il faut insister encore et encore et qu’elle finira bien par céder. Inversement, si telle association parvient (ce qui est rarissime à Paris) à faire obtenir un logement social à telle personne, cette personne pensera que c’est uniquement grâce à cette association qu’elle l’a obtenu, le répètera à tout le monde, et bientôt cette association se retrouvera submergée de sollicitations. De telles attitudes s’expliquent pour partie par le fait que dans de nombreux pays d’origine des nouveaux arrivants en France, les rapports aux fonctionnaires et aux représentants de l’État sont effectivement personnalisés, voire basés sur le clientélisme ou la corruption, et que c’est effectivement en jouant sur la relation personnelle qu’on parvient à obtenir le bénéfice de ses droits.

Sans vouloir non plus exagérer les problèmes, on peut d’ailleurs reconnaître que certains aspects du fonctionnement actuel des institutions, particulièrement suite aux réformes récentes, est de nature à renforcer le sentiment d’arbitraire. La grande complexité du système et des droits (voir Le flou des droits (Partie 1) : pourquoi le système social français peut être difficile à comprendre) peut résulter sur une situation où celui qui sait le mieux « calculer » comment il déclare sa situation se trouvera mieux loti qu’un autre à la situation similaire. Par ailleurs, dans certains domaines, les situations d’urgence deviennent la règle. On sait par exemple qu’à Paris le nombre de demandes de logement social répondant aux « critères d’urgence » excède largement le nombre de logements disponibles : comment arbitrer de manière satisfaisante et non arbitraire entre deux urgences ? Il y a enfin les domaines où une large place est accordée à l’arbitraire administratif : c’est le cas des régularisations de sans-papiers par les préfectures, deux dossiers quasi identiques pouvant déboucher facilement sur des résultats opposés.

Les assistantes sociales : un rôle crucial d’intermédiaire… et de bouc-émissaire

Une autre conséquence du fonctionnement du système social français et de son manque de lisibilité est le rôle de pivot qu’il assigne à l’assistante sociale – rôle qui en retour aggrave parfois la tendance à personnaliser tout le système. Pour les nouveaux arrivants en France et en général tous ceux qui pour diverses raisons ont du mal à s’y retrouver dans la machinerie administrative française, les assistantes sociales sont un intermédiaire obligé ; ce sont elles qu’on va voir quand on a un besoin ou qu’on ne comprend pas quelque chose (par exemple quand on vient de recevoir une lettre de la Caisse d’allocations familiales qu’on ne comprend pas…). Elles sont pour de nombreuses personnes le (seul ?) visage des institutions françaises. L’une d’elles a ainsi comparé sa mission à celle d’un médecin généraliste, qui écoute, conseille, diagnostique et renvoie éventuellement les gens vers les « spécialistes ». Les assistantes jouent donc un rôle de « lubrifiant » des rapports des gens aux institutions, et par là des relations sociales en général. (Notons que les associations à caractère social jouent souvent un rôle similaire.)

Cette mission est d’autant plus cruciale que le système est complexe et que l’effort d’accueil et d’information est resté et reste insatisfaisant. Peu d’efforts ont été faits en France pour concevoir des dispositifs d’information qui encouragent les gens à se positionner en citoyens et en acteurs du système. Le simple fait de privilégier les communications écrites et le langage juridique ou bureaucratique est en soi un problème, notamment (mais pas seulement) pour les migrants. Il y a des tendances contradictoires de ce point de vue. D’un côté, il y a plutôt régression, puisque l’on voit de plus en plus d’institutions réduire et supprimer les points d’accueil physique au profit de formes moins « humaines » d’accueil (dépliants, téléphone ou internet). D’autre part, dans certains quartiers, il existe des initiatives comme les PIMMS (Points information médiation multiservices), qui regroupe en un même lieu des représentants de services publics et d’entreprises publiques comme EDF, dans le but d’en faciliter l’accès pour les habitants. Un effort supplémentaire pourrait également être accompli au moment de l’arrivée en France. Il existe désormais, dans le cadre du « Contrat d’accueil et d’intégration » (CAI), une sorte de stage d’introduction à la vie et à la culture française. Mais il semble que l’on se contente de propos édifiants et paternalistes sur la France, ses principes universels, et sur la contribution des immigrés à sa construction, au lieu de faire un effort d’information et de pédagogie au quotidien, à travers par exemple des visites d’écoles et de cantines, d’administrations… qui permettrait de doter ces nouveaux immigrés des connaissances nécessaires pour agir en citoyens.

Ce rapport personnel à l’assistante sociale peut en retour être mal vécu, notamment encore une fois lorsqu’on a le sentiment de ne pas obtenir autant qu’on devrait. Lorsqu’une famille dépend de l’aide sociale d’urgence, c’est aussi l’assistante sociale qui vient incarner cette dépendance.

En somme, les assistantes sociales se retrouvent en première ligne face aux défauts de lisibilité du système social français. Cela ne peut qu’influencer la manière dont elles vivent leur travail. Les assistantes sociales sont prises entre la perception du besoin, la volonté d’aider, et le devoir de respecter les règles du système tel qu’il existe, avec ses limites inévitables. Elles sont tenues, contrairement à d’autres acteurs (notamment les associations qui ont plus de liberté de parole et qui peuvent se sentir moins « responsables » à l’égard de la loi), de respecter la loi, les règles, les procédures, et de les faire respecter, même lorsqu’à titre personnel elles peuvent être en désaccord avec ce que dit telle loi particulière. Contrairement aux associations encore, elles se doivent de respecter une certaine égalité de traitement, de demeurer impersonnelles : elle ne travaille pas de manière privilégiée sur les cas qui lui sont plus « sympathiques », comme une association qui s’occuperait davantage de ceux qui sont les plus militants. Il leur est parfois difficile de faire la part des choses entre le personnel (qui culpabilise) et le professionnel qui doit être ferme.

La complexification du système et la multiplication des dispositifs fait qu’il devient parfois plus difficile d’expliquer aux gens certaines règles ou certaines décisions de telle sorte que cela « fasse sens » pour eux, avec pour conséquence que l’assistante sociale se sent là encore en porte-à-faux et que les gens concernés en ressortent avec l’impression d’avoir été brimés. Selon le témoignage d’une assistante, plus que la création de nouveaux dispositifs (qui peuvent toujours être expliqués), ce qui pose problème, c’est la confusion croissante au niveau des principes généraux du système, des visions de plus en plus différentes des différents acteurs (personnes, institutions, associations), et de la notion générale de solidarité qui ne semble plus faire l’objet d’un minimum de consensus. Les bénéficiaires potentiels arrivent avec des attentes qui ne correspondent pas à la réalité de ce qui existe ; les messages mêmes des institutions, des politiciens, des médias, sont contradictoires.

L’assistante sociale doit faire face au risque d’un certain sentiment de culpabilité, face à des situations de besoin évidentes auquel elle ne peut pas toujours apporter une réponse suffisante, face à une situation globale dont elle sent tout le poids et sur laquelle elle n’a pas prise. Malheureusement, les personnes auxquelles elle a affaire jouent parfois de ce sentiment de culpabilité pour essayer d’obtenir plus. À en croire le témoignage des assistantes sociales qui ont participé à nos débats, leurs interlocuteurs ont davantage tendance aujourd’hui, par rapport à ce qu’il en était il y a quelques années, à solliciter des passe-droits, à culpabiliser l’assistante sociale et à l’accuser de discrimination lorsque celle-ci refuse d’entrer dans ce jeu. Elles perçoivent une confusion de plus en plus grande entre travail social et assistanat. On ne peut manquer de mettre ce phénomène en rapport avec les évolutions législatives de ces dernières années, les messages qui les ont accompagnés de la part des politiciens et des médias, la complexification du système et le manque de vision partagée de la solidarité qui en résulte. Cette confusion entretenue entre assistanat et travail social ne peut qu’entraîner chez les assistantes sociales une grande lassitude, voire une usure prématurée, car en un sens on les laisse seules à porter tout le poids du système et de ses problèmes.

Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.