Le Sénégal, terre de migrations

La « clandestinisation » de l’émigration

, par CDTM-Monde Solidaire La Flèche

Aujourd’hui, le Sénégal, qui est historiquement une terre de migrations, est confronté aux politiques internationales qui entravent la liberté de circulation, tant au niveau africain qu’au niveau des pays riches. Comment continuer à émigrer lorsque l’Europe met en place une batterie de lois et de dispositifs pour faire échec, ou du moins « trier » l’immigration à l’intérieur de ses frontières ?

Externalisation et militarisation des frontières

Depuis les années 2000, les Etats européens réfléchissent à une politique commune pour la gestion des frontières extérieures.
En 2002 est créé un groupement d’experts en frontières extérieures qui a pour but une gestion intégrée de ces frontières.
En 2004, est créée la FRONTEX, suite à l’adoption du Programme de La Haye portant notamment sur les politiques d’externalisation de l’asile.
En 2005, le siège de la FRONTEX est installé à Varsovie et l’organisme entre en fonction.
En 2007, se met en place un réseau européen de patrouilles maritimes qui interviennent conjointement avec des pays du pourtour méditerranéen. Ce réseau regroupe la France, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, Malte, Chypre et la Slovénie.
L’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union Européenne ou FRONTEX (du français FRONTières EXtérieures) est responsable de la coordination des activités des garde-frontières pour le maintien de la sécurité des frontières de l’Union avec les Etats africains. Pour la mise en œuvre de cette politique, elle met à disposition plus de 100 bateaux, une vingtaine d’avions, 25 hélicoptères, une centaine de radars et de caméras thermiques, voire même de drones sur la frontière du désert libyen.

En résumé, la création de la FRONTEX correspond à un processus d’externalisation de la politique migratoire de l’Union Européenne, à une extension virtuelle de ses frontières jusqu’aux côtes de l’Afrique du Nord et même au-delà jusqu’au désert sahélo-saharien.

Les dispositifs de contrôle en Afrique de l’Ouest et du Nord

Parallèlement à la création de la FRONTEX, les ministres de l’intérieur de la justice de l’UE (Union Européenne) se mettent d’accord pour mettre en place des politiques de restrictions et de contrôle des flux migratoires qu’ils confient à des Etats censés jouer les « chiens de garde » de l’Europe (Algérie, Tunisie, Maroc , Mauritanie et Lybie).et pour aider à la création de « camps de réception pour les demandeurs d’asile » sous la responsabilité de ces pays et non de l’UE.
Ainsi est créé à Nouadhibou (Mauritanie), dans une ancienne école, un camp de rétention où se retrouvent les candidats au départ de toute l’Afrique de l’Ouest ayant échoué dans leur tentative par terre ou par mer. La ville elle-même est devenue un véritable siège de la FRONTEX : la circulation est contrôlée, la plage est une zone militaire. S’instaurent ici des relations de xénophobie : des migrants contre les Maures qui les exploitent, des Maures pour lesquels l’homme noir n’a aucun droit.
La Libye, elle, rend possible le retour d’Italie de 40000 immigrants africains « déportés » vers les camps de rétention de Tripoli. Elle est le 1er pays non européen à s’intégrer dans la politique d’externalisation de l’Union Européenne.
Les camps se multiplient également aux frontières extérieures : Canaries, îles grecques, sud de l’Italie. Ce sont en général d’anciens domaines militaires gardés par des troupes paramilitaires et difficilement accessibles aux représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

La politique d’externalisation de l’UE comprend un autre aspect important : ses rapports avec la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). En effet, même la CEDEAO, créée en 1979, qui réunit 15 Etats de l’Afrique de l’Ouest favorables à la libre circulation des personnes (la Mauritanie n’en fait pas partie) est mise à mal par des accords bilatéraux passés entre Etats africains et Etats européens. Par exemple, la France a signé des accords de gestion concertée des flux migratoires avec le Gabon, la République Démocratique du Congo, le Bénin, le Sénégal et la Tunisie en 2009.
Ces « accords concertés pour un développement solidaire » provoquent la déconstruction des sous-ensembles régionaux africains et risquent de provoquer des affrontements entre Etats. Ils ont aussi pour effet de vider les pays de leur « substance grise » alors que se met en place le retour des « inutiles » puisque l’aide au développement est soumise au retour des migrants.

Les nouvelles routes de migrations issues des politiques européennes

Malgré la mise en place de barrières depuis les années 1970, les migrations ont toujours continué car elles sont l’essence même de l’Homme.

Après la crise pétrolière de 1974, une nouvelle ère sonne pour les candidats à la migration. Les barrières apparaissent aux frontières et les migrants se voient contraints de diversifier leurs destinations. En Afrique, c’est d’abord vers l’Afrique du Sud que partent les Sénégalais. En Europe, ils se tournent vers l’Italie car le passage vers la France est facilité par la mise en place de réseaux clandestins de passeurs. L’insertion s’effectue d’abord dans le commerce et dans l’industrie du cuir. Les régularisations sont facilitées par la mise en place de lois (loi Martelli en 1990 et loi Sini en 1994).

La diversification des pays d’accueil va se poursuivre avec la demande de main d’œuvre d’une Espagne en pleine croissance dés le début des années 2000. Elle est alimentée par les migrants sénégalais établis à Nouadhibou en attente d’une entrée en Europe. L’Espagne devient alors la première destination occidentale : entre 2004 et 2009, les migrants y augmentent de 60 %. Mais les besoins de main d’œuvre se ralentissent dès 2008, lorsqu’apparaît une nouvelle crise économique.
Même si l’Espagne ouvre largement ses portes, elle ne peut accueillir légalement la multitude des candidats au départ. Le nouvel Eldorado va alors engendrer une nouvelle route d’immigration clandestine : la filière des pirogues se développe à partir de 2005. Les jeunes empruntent des pirogues pour rallier les îles Canaries, étape pour l’Espagne. C’est l’alternative terrible mais pleine de symbolisme : « Barça walla Barsakh », « Barcelone ou la mort ».

Parmi les différentes raisons qui expliquent les départs à cette période, on peut citer les suivantes :

 La faillite des destinations de prédilection comme la France et la Côte d’Ivoire et le gonflement de la masse des candidats au départ,

 L’essoufflement des réseaux ethniques et confrériques organisateurs des départs vers l’étranger,

 La monétarisation accrue des réseaux de départ,

 La crise des économies locales et nationales et le gonflement de la masse des candidats dans les villes,

 La faillite du secteur de la pêche dont les actifs sont les principaux organisateurs des départs,

 Le soutien financier et moral des femmes mères de famille des candidats au départ,

 La concurrence accrue dans le secteur du commerce, avec la présence des chinois à Dakar, par exemple, rendant difficile le passage du commerce ambulant au commerce en magasin,

 La fermeture en septembre-octobre 2005 de Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles en terre marocaine, et la traversée de plus en plus périlleuse du désert du Sahara depuis la mise en place de FRONTEX en 2004,

 L’engouement des jeunes après les appels téléphoniques et les envois financiers des premiers migrants arrivés en Espagne en 2005.

La médiatisation à outrance de la filière des pirogues, qualifiée de clandestine (mais toutes les autres le sont aussi) développe l’attrait des candidats au départ mais la rend plus précaire face au renforcement de la surveillance des côtes et des frontières. En même temps, cette filière coûte cher (environ 500 000 FCFA pour un revenu mensuel moyen de 40 000 CFA soit 762 € pour un revenu de 61 €) et n’est donc accessible qu’avec l’aide de la famille, voire même du village, ou bien elle concerne les moins pauvres, tout autant attirés par le mirage, même s’ils ont un travail.

Reste enfin à parler d’une autre destination apparue lorsque l’Europe a commencé à fermer ses frontières dans les années 1980 : le rêve américain.
Dans un premier temps, cette migration était alternante. Il s’agissait de commerçants de l’important marché de Sandaga à Dakar venus s’approvisionner en matériel électronique, revendu ensuite sur ce même marché. Ils arrivaient à New York avec des produits africains vendus à la sauvette, qui assuraient une partie de leurs achats de petit matériel.
Cette migration a évolué, soutenue par la confrérie mouride, elle est devenue une migration sédentaire, d’abord majoritairement masculine mais avec des effectifs féminins croissants. Grâce à l’appui des Mourides qui apportent l’aide financière nécessaire à l’insertion résidentielle ou professionnelle, les migrants, souvent issus de milieux pauvres, avec une éducation essentiellement coranique, réussissent dans beaucoup de corps de métier : chauffeurs de taxi à Harlem ou Brooklyn, marchands ambulants ou commerçants sédentaires, employés de restaurant, ou coiffeuses pour les femmes.

En tout état de cause, le constat est toujours le même : la migration vise toujours à satisfaire les besoins des pays d’accueil sans jamais se préoccuper de l’intérêt des pays de départ.

Le Sénégal, plaque tournante des migrations ouest africaines

Malgré tous ces obstacles, le Sénégal, dont la situation fait la fenêtre de l’Afrique de l’Ouest sur l’Atlantique, reste une plaque tournante des migrations :

 Terre d’immigration comme le prouvent les fortes communautés de Guinéens (Guinée Bissau et Conakry), de Maliens, de Gambiens et de Mauritaniens. Les Marocains, les Libanais et les Français représentent 15% de la population immigrée. Ils sont habituellement des hommes d’affaires. Récemment s’y sont ajoutés les Chinois en nombre croissant, particulièrement dans le commerce dakarois.

 Terre d’émigration, dorénavant, puisque le pays est traversé par des migrations de transit et doit concilier l’inconciliable entre, d’une part, le respect des dispositions de libre circulation au sein de la CEDEAO, qui se traduit par la libre entrée sur le territoire sénégalais de tout Ouest-Africain détenteur d’une pièce d’identité en cours de validité et, d’autre part, les décisions de certains pays de l’espace Schengen qui l’obligent à retenir sur son territoire des ressortissants ouest-africains en transit et à en assumer toute la charge économique et sociale. Cette situation favorise l’implantation et le développement sur le territoire sénégalais des réseaux de trafic illicite de migrants liés au crime organisé. Les migrants « en panne » sont autant de candidats à l’émigration clandestine.

 Terre d’émigration enfin car reste très fort le « désir de l’Ailleurs ». L’imaginaire et la subjectivité construits sur la parole de celui qui revient, figure de la réussite, favorisent les départs, conçus aussi comme un rite de passage vers la maturité.