La Banque mondiale et sa « nouvelle » approche de la pauvreté

, par Global Social Justice , MESTRUM Francine

L’article a été traduit de l’anglais au français par Laurence Besselievre, et relu par Pierre Bourgeois, traducteurs à Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Global Justice, The World Bank and its new Poverty Approach

« Nous devrions nous battre pour éradiquer la pauvreté de façon absolue d’ici la fin de ce siècle », voilà ce qu’a dit Robert McNamara, le président de la Banque mondiale, en 1973, lors de la réunion annuelle des organismes de Bretton Woods. Comme nous le savons, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) ont mis en place leur « Plan stratégique de réduction de la pauvreté » à la fin du siècle et, lors de l’Assemblée générale des Nations Unies, il a été décidé de réduire de moitié la pauvreté qui existait en 1990 à l’horizon 2015. À ce jour, le président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, propose « d’en finir avec la pauvreté d’ici 2030 » [1].

Un nouvel objectif, un nouvel espoir ?

Le premier objectif du millénaire pour le développement a été atteint en 2010, soit cinq ans avant sa date de fin. La pauvreté extrême est passée de 41,7 % en 1990 à 22 % en 2008. Cependant, c’est surtout grâce à la Chine et à l’Inde. L’extrême pauvreté en Afrique subsaharienne a presque doublé en nombre de personnes ; en Amérique latine, elle a diminué, passant de 10,7 % à 6,5 %. Selon les statistiques de la Banque mondiale, il y a toujours 1,2 milliard de personnes extrêmement pauvres dans les pays en développement, principalement en Asie du sud et en Afrique subsaharienne [2].

Ce que le président de la Banque mondiale propose à présent correspond à ce que Martin Ravallion, l’un des principaux chercheurs sur la pauvreté de la Banque mondiale, avait examiné il y a quelques mois [3].
Selon son étude, on peut s’intéresser à deux trajectoires de référence. La première prévoit que la diminution rapide du taux de pauvreté initié en 1990 ne se maintienne pas. La seconde voie, plus optimiste, suppose que le PIB des pays en développement continue à augmenter de 6 % dans les années qui viennent, soit 4,9 % par personne. Dans ce cas-là, 1 milliard de personnes extrêmement pauvres passeraient au-dessus du seuil des 1,25 $ par jour d’ici 2027. En théorie, et d’après Ravallion, ce progrès linéaire est possible mais si l’inégalité continue d’augmenter, des taux de croissance plus importants seront nécessaires pour atteindre cet objectif.

Ce dernier point explique pourquoi Jim Yong Kim a ajouté un second objectif dans son discours. « Nous devons travailler collectivement afin d’aider toutes les personnes vulnérables à passer bien au-dessus du seuil de pauvreté, partout ». Afin que les pauvres rejoignent la classe moyenne, il est nécessaire de mettre l’accent sur l’équité.

Cependant, aussi sceptiques que nous puissions l’être, des promesses font naître un nouvel espoir et il est intéressant d’examiner la façon dont la Banque mondiale va essayer de relever ces défis. Cette stratégie est-elle différente de la précédente ?

De la croissance - pas de politiques sociales

La première remarque concerne le retour de la « pauvreté » dans le discours de la Banque mondiale. Après l’attention très importante portée à la pauvreté dans les années 1990, celle-ci avait presque disparu des Rapports mondiaux sur le développement [4].
Dans son dernier rapport de 2013, qui concerne « les emplois », la « pauvreté » n’est mentionnée qu’en tant que suggestion de recherche sur la relation entre les emplois et la pauvreté ; il y est brièvement fait mention des « pauvres qui travaillent » [5].

Un virage vers « l’équité » a été engagé, même s’il faut en parler de façon très prudente, en évitant l’idée « d’inégalité ». Aujourd’hui, il est fait mention de l’inégalité et de sa réduction, en vue d’atteindre l’objectif sur la pauvreté. « Promouvoir une prospérité partagée, c’est une voie vers un monde sans pauvreté » [6]. De plus, l’agenda est aussi déterminé par « la pérennité environnementale, sociale et fiscale » [7]. Il est évident qu’il s’agit d’un point très important du progrès dans le discours de la Banque mondiale.

Cependant, plusieurs aspects de ces documents interrogent.

Le premier point est que, comme il y a 20 ans et même 40 ans, la stratégie est principalement axée sur la croissance. La Banque mondiale insiste fortement sur le fait que « les pauvres devraient non seulement profiter des bénéfices de la croissance, mais également être partie prenante de la production de cette prospérité ». La croissance des revenus des 40 % les plus bas devrait donc être plus élevée que la croissance moyenne des revenus. C’est un objectif très ambitieux. La croissance devrait se traduire par une réduction de la pauvreté « en prenant une ampleur jamais vue auparavant dans beaucoup de pays aux revenus faibles », comme le souligne le Comité de développement [8].

Le point le plus important porte sur le fait que les politiques sociales soient une fois de plus écartées. Comme Martin Ravallion l’a déjà écrit dans ses recherches, des transferts parfaitement ciblés devraient permettre à chacun de passer au-dessus du seuil des 1,25 $ par jour mais « de tels ciblages sont impossibles ». La Banque mondiale ajoute que la réduction de la pauvreté est possible par la création de plus d’emplois, également d’emplois de qualité, grâce à une forte contribution du secteur privé. « Dans une moindre mesure, le transfert direct de revenus aux pauvres, les versements ou des changements dans les structures démographiques ont contribué à la réduction de la pauvreté » [9]. S’il est nécessaire de trouver des ressources dans un système de taxes qui fonctionne mieux, ce n’est pas pour le transfert de revenus mais pour investir dans des opportunités qui créeront de la croissance.

Ce raisonnement ne tient pas compte de deux découvertes importantes de la recherche récente [10].

Tout d’abord, les transferts d’espèces sous conditions, comme ceux initiés par Lula au Brésil, ont prouvé qu’il s’agissait d’une aide directe pour les personnes extrêmement pauvres afin qu’elles cherchent un emploi ou développent leur propre entreprise, pour améliorer la santé et pour réduire le travail des enfants. C’est l’argument principal en faveur du développement de ces systèmes. La Banque mondiale elle-même appuie ces découvertes.

De plus, en raison de l’échec des politiques visant à réduire la pauvreté au cours des vingt dernières années (échec lié à un ajustement structurel), de plus en plus d’organisations internationales portent à présent leur attention sur la protection sociale. Quelles que soient les limites des propositions actuelles [11], elles ont le potentiel d’aller au-delà de la réduction de la pauvreté, de réduire les inégalités et d’offrir aux gens une prise en charge globale au niveau de l’assistance sociale et des services. Même la Banque mondiale semble être en accord avec cette nouvelle voie puisque, déjà en 2000, elle avait publié « une structure stratégique » pour la protection sociale [12], complétée en 2012 par un document sur la Protection sociale et la stratégie du travail [13]. Dans ce document, on a pu lire que « la protection sociale […] occupe une place centrale dans les réformes qui font la promotion de la croissance » [14]. Sa définition de la protection sociale est très modeste, même si ici la Banque mondiale reconnaît que les versements encouragent l’équité et que l’ensemble des normes du travail adoptées par l’OIT [15] « est primordial pour protéger les travailleurs et améliorer leur productivité » [16].

Le dogme néolibéral de la règlementation gouvernementale et du rôle central du secteur privé se répète une fois de plus. Les gouvernements se doivent de créer un environnement propice aux investissements et améliorer la compétitivité, permettant ainsi au secteur privé de travailler et de créer des emplois. Les gouvernements ne sont pas supposés intervenir directement dans la promotion de la croissance et de l’emploi. « L’un des éléments clé de notre travail, c’est de promouvoir le secteur privé en tant que moteur crucial au niveau des emplois, des biens et des services » [17].

Enfin, la Banque mondiale fait référence à son rapport sur « la croissance verte » [18]., une stratégie qui a déjà été largement critiquée pour son appui aux politiques néolibérales actuelles au lieu de promouvoir le changement de système nécessaire aux problèmes environnementaux [19].

Ambiguïté

Le nouvel objectif d’éradication de l’extrême pauvreté et de partage de la prospérité doit être bien accueilli, mais des questions sérieuses peuvent être soulevées quant à sa faisabilité. Il n’est pas nécessaire d’avoir une croissance extrêmement élevée si les inégalités continuent d’augmenter, il faut aussi se demander si l’éviction de la protection sociale en général et des politiques sociales en particulier peut aider à réduire la pauvreté. La redistribution nationale et internationale des revenus n’est pas mentionnée. La Banque mondiale parle, en fait, d’un « contrat social » dont chaque pays a besoin [20]., mais on ne peut s’empêcher de se demander si les personnes pauvres seront heureuses du peu qui leur est proposé.

La stratégie concrète pour ce nouvel objectif de la Banque mondiale devra être définie lors de la réunion annuelle cet automne. On peut seulement espérer que pour une fois, étant au courant de la crise et de ses importantes conséquences sociales sur des gens dans le monde entier, et connaissant aussi les différentes erreurs économiques commises par le FMI dans sa promotion des politiques néolibérales, les États membres réfléchiront avec prudence sur ce qu’ils veulent exactement. Un monde politiquement instable de riches et de pauvres, où la solidarité est peu présente, ou bien un monde collectif avec des gens qui prennent soin de protéger la planète, les sociétés et les individus.

Les doutes sont justifiés. En lisant le discours de McNamara de 1973, on ne peut pas s’empêcher de relever les similarités dans la façon de raisonner : l’attention exclusive à la croissance, le cas de conscience concernant la réduction de la pauvreté, des mots à propos d’une distribution des bénéfices de la croissance plus équitable et, finalement, l’appel moral aux gouvernements. McNamara disait : « Je ne peux pas croire que les gens et les gouvernements des pays riches vont tourner le dos à tout cela avec cynisme et indifférence », 40 ans après Jim Yong Kim lui fait écho en déclarant : « Y a-t-il quelqu’un ici aujourd’hui, qui ne veut pas effacer cette tache de notre conscience collective ? ».

Nous devons finalement nous demander pourquoi la pauvreté est de nouveau au programme, dans son lien avec les inégalités tout en ignorant la protection sociale. C’est comme si, une fois de plus, la pauvreté était utilisée comme un outil stratégique de l’effort de la Banque mondiale pour se changer elle-même. Il s’agit de son « programme de modernisation » [21] parce qu’il est « trop large, avec des stratégies et des objectifs multiples » [22]. En 1991, quand le programme de la pauvreté avait été mis en place, il était censé être « un sujet d’intégration pour le développement de stratégies, de politiques et d’un programme de dépenses » [23].

Encore une nouvelle preuve qui démontre que la pauvreté n’est jamais mise au programme avec les personnes pauvres en tant que priorité [24]. Comme le père de la sociologie de la pauvreté l’expliquait il y a un siècle, les politiques anti-pauvreté sont faites pour maintenir un statu quo social [25]. D’autres chercheurs ont ajouté que les programmes de réduction de la pauvreté servent d’abord et avant tout la légitimité de ceux qui sont au pouvoir [26]. N’oublions pas que la pauvreté est un sujet de consensus, une « obligation morale », capable de donner de l’espoir aux pauvres et bonne conscience à tous les autres.

Notes

[1Jim Yong Kim, World Bank and Poverty Reduction, Speech at Georgetown University 2 April 2013, http://www.worldbank.org/en/news/speech/2013/04/02/world-bank-group-president-jim-yong-kims-speech-at-georgetown-university

[2Banque mondiale, La Banque mondiale voit des progrès dans la lutte contre l’extrême pauvreté, mais des signes de vulnérabilité publications dans la presse2012/297/DEC le 29 février 2012 ; des chiffres légèrement différents sont donnés par la Banque mondiale, Rapport de l’Observatoire Mondial 2012, Washington 2012

[3Mark Ravallion, Combien de temps cela prendra t-il pour sortir un milliard de personnes de la pauvreté ?, Banque Mondiale, WPS 6325, Janvier 2013.

[4Voir les rapports du développement mondial 2010, 2011 et 2012 sur les sujets du développement durable, le conflit et le genre.

[5Banque mondiale, Rapport 2013 sur le développement mondial, Washington, La Banque mondiale, 2013, p.34 et p.358.

[6Une vision commune pour le groupe de la Banque mondiale, document DC2013-0002 préparé et adopté lors de la réunion du Comité du Développement du 20 avril 2013, p.22 http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/DEVCOMMEXT/0,,pagePK:64000837~piPK:64001152~theSitePK:277473~contentMDK:23384016,00.html

[7Id.

[8Communiqué du Comité du développement, § 5.

[9Vision commune, op cit, pp.29-30.

[10La Banque mondiale, Protection sociale et stratégie du travail. Résilience, équité et opportunité, avril 2012, p.XIV

[12Holzmann & Jørgensen, Gestion du risque social : Cadre théorique de la protection sociale, World Bank, February 2000, document de travail 0006 sur la protection sociale.

[13Banque mondiale, Résilience …, op.cit.

[14Id. p. x

[15OIT, Les principes et droits fondamentaux au travail, 1998.

[16Banque mondiale, Résilience …, op. cit., p.XVII.

[17Vision commune, op. cit., p.56.

[18Banque mondiale, De la croissance à la croissance verte globale : les économies du développement durable, Washington 2012

[19I.e CNUCED, Quelques réflexions sur le changement climatique, les illusions de la croissance verte et l’espace de développement, Genève, Décembre 2011.

[20Vision commune, op. cit., p.26

[21Id., p. 46.

[22Id, p. 50.

[23Banque mondiale, Les stratégies d’assistance pour réduire la pauvreté, Washington, 1991, p.6.

[24Simmel, G., Les pauvres, Paris, PUF, 1998 [ 1908].

[25Id., p. 49.

[26Sassier, P., Du bon usage des pauvres, Paris, Fayard, 1990.