La lutte pour la survie et la justice climatique en Afrique du Nord

L’exploitation du gaz de schiste et le mécontentement grandissant en Algérie

Un entretien avec Mehdi Bsikri

, par BSIKRI Mehdi

En janvier 2015, des dizaines de milliers de personnes à travers l’Algérie ont participé à des manifestations et à des marches pour s’opposer à la fracture hydraulique (fracking) après l’annonce par le gouvernement, le 27 décembre 2014, que le forage du premier puits du gaz de schiste a été effectué prés d’In Salah. Les protestations se sont étendues d’In Salah à Tamanrasset, en passant par Ouargla, Ghardaïa, Illizi, Adrar, Timimoune, Bordj Baji Mokhtar, Ain Beida, Oum El-Bouaghi et Alger.

Une manifestation contre l’exploitation du gaz de schiste à In Salah au Sud d’Algérie, février 2015. On voit sur la photo des femmes qui marchent et protestent dans les rues de la ville

L’ampleur de cette opposition du public, qui a duré plusieurs semaines, a pris de court le gouvernement et pose une menace pour les plans futurs du « fracking » par les multinationales, y compris Total et Shell. Un sit-in à Alger a été dispersé par les forces de sécurité et une dizaine de protestataires ont été arrêtés. Le mécontentement vis-à-vis de la fracturation hydraulique est en ébullition depuis quelque temps, mais ces manifestations sont les premières à atteindre cette ampleur. Cela reflète un profond malaise quant à l’exclusion persistante du peuple algérien de la prise de décisions politiques et publiques. La marginalisation socio-économique, dont souffrent de longue date les habitants du Sahara, est vécue fatalement, par ceux-ci, depuis des lustres, bien que cette région, si riche en pétrole et gaz, fournisse la majeure partie des ressources et des revenus du pays.

Le choc initial d’indignation a ciblé le gouvernement et les compagnies pétrolières actives au Bassin d’Ahnet : Total, Sonatrach et Partex. Il y a eu une grande frustration des citoyens par rapport au fait que Total a été interdit de recherche de gaz de schiste en France, au moment où elle est encouragée par le gouvernement français à forer en Algérie. BP et Statoil peuvent également être affectées, du fait que la ville-oasis, In Salah, abrite leur joint-venture avec Sonatrach, en l’occurrence l’un des plus grands projets gaziers en Algérie.

Le grand mouvement de manifestations revendique l’arrêt de toutes les opérations de recherches de gaz de schiste et un débat national sur cette question. Ce dernier est une demande qui a été déjà avancée avant les amendements apportés à la loi sur les hydrocarbures en janvier 2013, ouvrant la voie à l’exploitation des hydrocarbures non-conventionnels sur le territoire algérien.

Selon l’Energy Information Administration des États-Unis (EIA), l’Algérie occupe le troisième rang mondial en termes de réserves récupérables de gaz de schiste, après la Chine et l’Argentine. Des entreprises multinationales comme ENI, Shell, Total, GDF Suez et Exxon Mobil ont déjà eu des entretiens avec Sonatrach, l’entreprise pétrolière nationale, à propos de l’extraction du gaz de schiste, en dépit de l’impact écologique néfaste que pourraient avoir ces opérations au Sahara.

Des associations en Algérie, comme le Collectif national pour les libertés citoyennes, Barakat, le Collectif national pour un moratoire sur le gaz de schiste et le Collectif euro maghrébin anti-gaz de schiste, ont contesté ces plans de fracturations. Ces groupes ont fait des recherches autour des problèmes associés à l’extraction et la production du gaz de schiste, et se sont opposés aux plans des multinationales à travers les médias et dans le cadre d’événements internationaux comme les éditions 2013 et 2015 du Forum social mondial à Tunis. Mehdi Bsikri, un journaliste et un militant anti-gaz de schiste a aimablement accepté de répondre à nos questions. L’entretien a été réalisé en octobre 2013.

Hamza : Pourquoi des pays comme l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie veulent-ils prendre la voie de l’exploitation du gaz ou du pétrole de schiste ?

Mehdi : En ce qui concerne l’Algérie, les responsables étatiques, notamment le Premier ministre et le ministre de l’Energie et des Mines, avancent des arguments qui n’ont pas été débattus dans la sphère publique. Ils disent que l’Algérie possède la troisième réserve de gaz de schiste dans le monde. Ils se réfèrent à un rapport de l’agence américaine de l’énergie. Ils appuient également leurs argumentations sur une probabilité de raréfaction des hydrocarbures en Algérie et seul le gaz de schiste pourrait remplacer les énergies conventionnelles.
Cependant, des observateurs indiquent, à leur tour, que le gouvernement algérien, otage d’une vision restreinte d’un régime en manque de légitimité, ne veut en réalité qu’une nouvelle rente pour se pérenniser.

Hamza : Au moment où cette exploitation est interdite en France, y a-t-il des pressions de la part des capitales occidentales et multinationales sur les pays du Maghreb pour sécuriser un accès durable à l’énergie ?

Mehdi : La société civile a contraint des gouvernements occidentaux à interdire la fracturation hydraulique, unique procédé pour extraire le gaz de schiste. Mais ces gouvernements ne se privent pas de se diriger vers des pays du Sud, comme l’Algérie, pour l’exploiter. Des journées de marketing sont organisées pour faire la promotion du gaz de schiste, comme ce fut le cas au Hilton en novembre 2012 et en septembre 2013. Les multinationales incitent les pays du Sud à exploiter le gaz de schiste, tout en occultant les retombées négatives sur les économies et l’environnement. Car de toute manière, s’il y a catastrophe, elles partiront sans payer de dommages ou d’indemnités, puisque les sociétés nationales comme Sonatrach se chargeront du transport et des finances.

Hamza  : L’agence américaine de l’énergie estime que l’Algérie a des réserves très importantes. Est-ce vrai ? Est-ce que l’exploitation a bien commencé ?

Mehdi  : Le dernier rapport de l’agence américaine de l’Energie date de 2004, selon le professeur Chems-Edinne Chitour, directeur du laboratoire des Energies fossiles à l’école polytechnique. En plus, nous ne connaissons pas dans quelle zone et dans quel bassin ont été effectués les travaux d’estimations.
L’exploitation n’a pas encore commencé. Aujourd’hui, Total et Schlumberger opèrent des travaux d’exploration dans la région d’In Salah, bassin de l’Ahnet 1 et de l’Ahnet 2.

Hamza : Quels sont les risques que courent nos pays sur le plan environnemental et économique ?

Mehdi : L’Algérie possède environ 60 000 milliards de mètres cubes d’eau douce et à faible salinité. Le recours à plus de 500 produits chimiques dans le procédé de fracturation hydraulique menace sérieusement les nappes phréatiques et les nappes albiennes, puisque les puits qui seront forés traversent les couches d’eau et, de plus, les bassins hydriques algériens sont interconnectés. Donc, si vous polluez à In Salah, les produits chimiques qui pénétreront dans l’eau se disperseront même jusqu’à Ouargla ou Biskra. De ce fait, un autre risque plane : les régions agricoles dans le Sud seront anéanties, comme les palmeraies. Cette situation entrainerait un autre risque, celui de l’exode rural et la paupérisation des populations qui iront vers d’autres lieux.

Le risque sur l’économie nationale est immense. L’exploitation de gaz de schiste ne garantit aucune rentabilité. Actuellement, le marché mondial du gaz est dominé par les contrats spot, marché libre, alors que l’Algérie a toujours misé sur les contrats à long terme. De ce fait, investir des milliards de dollars, produire des quantités ne dépassant pas les 40% des réserves, et vendre à des prix qui varient entre 3 et 5 dollars le BTU, entraînerait le pays vers la faillite.

Hamza : Pourquoi ne pas se diriger plutôt vers les énergies renouvelables surtout qu’il y a un grand potentiel ?

Mehdi : Le régime algérien n’a pas de vision à long terme et pas de vision à court terme. Il dirige le pays d’une manière archaïque et obsolète. Il n’y pas de plan de développement d’énergies renouvelables, ni de perspectives ni de prospectives. Les rares déclarations sur les énergies propres ne sont que du populisme. L’essentiel pour le système est de se pérenniser quel qu’en soit le prix.

Hamza : Que font les sociétés civiles de ces pays pour défier et contester ces plans ? Est-ce le fait accompli ?

Mehdi  : Non, il y’a pas de fait accompli. Notre obligation n’est pas le résultat. Notre obligation est de ne pas nous taire. La société civile algérienne focalise son combat sur les libertés. Ce qui est très noble. Mais comme le sujet d’exploitation de gaz de schiste est technique, il y a une sorte de désintéressement, ou plutôt il n’y pas encore une réelle prise de conscience. L’absence de débat public maintient également le flou. Le CNLC a tout fait pour mette le débat dans la sphère publique. Nous avons réalisé quelques points positifs, grâce à l’activation de notre réseau média. Ceci pour la petite expérience.