Turquie, la diplomatie du "bon voisinage"

L’émergence d’une politique de « bon voisinage »

, par CDTM 34

Face aux réticences européennes pour son entrée dans l’Union, la Turquie mène de plus en plus une politique autonome dans laquelle l’Europe n’est plus désormais le moteur des réformes. Tout en confirmant sa proximité avec l’UE, le gouvernement de l’AKP s’intéresse à la construction de relations stables et pacifiques avec ses voisins et s’efforce d’établir de nouveaux équilibres dans sa région où veut présenter la Turquie comme médiateur dans les conflits. Cette politique a pour objectif de renforcer le rôle stratégique du pays, afin qu’il soit perçu par l’Europe comme un pont entre deux mondes.

Ahmed Davutoğlu, Ministre des Affaires Etrangère depuis 2009, explique très bien les principes de la nouvelle politique régionale turque (appelée « zéro problèmes avec les voisins ») ; son but est la résolution des conflits et la réalisation d’une meilleure intégration dans la région fondée sur le commerce, le transfert de technologie, la circulation des personnes.

L’AKP, parti islamiste modéré, se tourne naturellement vers ses voisins musulmans et arabes, mais aussi vers les pays des Balkans, ceux du Caucase et de l’Asie centrale et même vers l’Arménie et la Grèce. Ces régions appartenaient historiquement à l’Empire ottoman, c’est pourquoi la politique de A. Davutoğlu est souvent définie comme « néo-ottomane » ; mais les autorités turques ne partagent pas cette définition, car ils ne veulent pas donner l’impression d’un éloignement vis-à-vis de l’Europe.

S’il est vrai que la Turquie maintient son souhait de rentrer dans l’Union Européenne, la réticence européenne à son accession et l’impasse dans laquelle se trouve le processus d’intégration, pourrait affecter la motivation turque et l’encourager à développer ses relations avec ses voisins. De la même façon, la Turquie se rend plus indépendante vis-à-vis des Etats-Unis, son puissant allié historique. L’illustration de cette attitude est donnée en 2003, lorsque le Parlement turc refuse aux troupes états-uniennes l’utilisation du sol turc pour envahir l’Irak, ce qui lui a valu de gagner en popularité auprès des peuples arabes.

Cette nouvelle orientation du gouvernement amène aussi la Turquie à prendre ses distances par rapport à l’Etat d’Israël, avec lequel elle entretenait traditionnellement des liens d’amitié. Mais ces liens ont été mis à mal au moment de l’offensive israélienne à Gaza en 2009 et de l’attaque du navire de paix Mavi Marmara en 2010, qui a causé la mort de neuf citoyens turcs. Depuis, la crise est ouverte entre les deux pays et Israël a perdu un allié stratégique dans la région. Quant à R.T. Erdoğan, non seulement il est très populaire dans les pays arabes mais il est devenu le porte-drapeau de la cause palestinienne au Proche Orient. Ce changement d’alliance est certainement en cohérence avec la ligne politique de l’AKP et peut l’aider à consolider ses rapports avec ses voisins arabes, mais en même temps il met en danger les relations de la Turquie avec les Etats-Unis et avec les autres pays occidentaux alliés d’Israël.

Dans le Caucase et en Asie Centrale : la compétition avec la Russie

Après la chute de l’Union Soviétique, la Turquie a commencé à entretenir des rapports plus étroits avec les ex républiques soviétiques turcophones de l’Asie centrale, notamment le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et l’Azerbaïdjan, qui entretiennent une certaine compétition régionale avec la Russie. Des accords avec ces pays ont une grande importance pour les Turcs qui sont concernés par la production des hydrocarbures dans la région et par leur transit en provenance de la Russie.

Concernant le Caucase, même s’il y a des tentatives bilatérales de normalisation, la situation reste tendue entre la Turquie et l’Arménie, à cause de deux questions importantes : la reconnaissance ratée du génocide arménien par la Turquie et le conflit armé du Haut-Karabagh. La Turquie soutient l’Azerbaïdjan qui s’oppose aux séparatistes arméniens du Haut-Karabah, territoire majoritairement peuplé d’Arméniens, enclavé dans l’Azerbaïdjan turcophone.
Depuis 2008, les rencontres entre diplomates arméniens et turcs se multiplient et des protocoles sont signés pour normaliser les relations diplomatiques entre les deux pays et ouvrir la frontière commune. Même si ces relations se sont améliorées, aucun accord n’a été ratifié, et le processus semble se trouver actuellement dans une nouvelle impasse.

Avec la Grèce et Chypre, des relations instables

Après avoir gagné son indépendance vis à vis de l’Empire ottoman en 1821, la Grèce a toujours eu des relations très instables avec son voisin turc. La méfiance règne entre les deux pays et c’est seulement ces dernières années, notamment à la suite des tremblements de terre de 1999, que leurs relations connaissent une certaine amélioration, la Grèce se prononçant, en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Depuis septembre 2003, des pourparlers exploratoires ont été lancés par les autorités turques et grecques pour trouver un accord concernant leur contentieux à propos de leurs souverainetés respectives sur la zone de la mer Egée.
Cependant, des questions majeures ne sont pas encore résolues, notamment concernant l’île de Chypre, dont l’entrée dans l’Union européenne a créé des tensions entre la Turquie et la République de Chypre (la seule partie de l’île à être internationalement reconnue). Ce problème est aujourd’hui un obstacle pour le processus d’intégration de la Turquie en Europe.

Dans les Balkans, une diplomatie très active

Historiquement liée à la région des Balkans par plusieurs siècles d’occupation ottomane, la Turquie garde avec les pays de cette région, des relations différenciées. Certains d’entre eux sont encore aujourd’hui à majorité musulmane, notamment l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et le Kosovo. C’est une des raisons pour laquelle la Turquie y est très engagée au niveau politique, économique et culturel. Les rapports avec la Bosnie, par exemple, ont toujours été très positifs et les investissements turcs dans ce pays sont notables. Par contre, le rapprochement avec la Serbie est un fait nouveau. Alliée traditionnelle de la Grèce, la Serbie n’avait jamais eu de relations de confiance avec la Turquie, mais un changement est à l’œuvre et de nouveaux équilibres semblent se créer dans les Balkans. Au fur et à mesure que se développe un faible mais véritable rapprochement Athènes-Ankara, la Turquie améliore ses rapports avec la Serbie et propose sa médiation pour résoudre les problèmes entre la Serbie et la Bosnie et même entre la Serbie et le Kosovo.

Des relations pacifiées avec le Moyen Orient

Après plusieurs années d’affrontement explicite ou tacite, la Turquie est en train de construire des relations plus pacifiques et constructives avec les pays arabes de son entourage. Des accords sont signés avec la Syrie et l’Irak pour une gestion partagée et moins conflictuelle des eaux du Tigre et de l’Euphrate (cette question a été la cause de tensions assez fortes dans le passé). Une normalisation des rapports avec l’Irak concernant le dossier kurde a été aussi atteinte, même si la situation politique irakienne reste encore très instable.

A l’égard de la question du nucléaire en Iran, la Turquie refuse les pressions occidentales et s’aligne sur le Brésil en faveur du droit pour l’Iran à avoir un programme nucléaire pacifique ; cette attitude peut rentrer dans le cadre de la politique de bon voisinage qui prévaut en Turquie, mais elle est dictée aussi par l’importance des échanges commerciaux entre les deux pays et par le besoin turc en énergie iranienne. Ces bons rapports avec l’Iran cachent, en fait, une rivalité qui est en train d’émerger entre les deux pays, chacun d’eux voulant imposer son influence sur le monde arabo-musulman.

La région connaît ces dernières années d’importants bouleversements qui affectent naturellement les relations de la Turquie avec les pays de la région. Les printemps arabes représentent un défi important pour la politique de voisinage de Davutoğlu et Erdoğan. Dans un premier temps, surprise par l’éclatement des révoltes, la Turquie a tardé à réagir, mais très vite, elle a réussi à se présenter comme un modèle démocratique pour les nouveaux dirigeants d’Afrique du Nord, notamment de Tunisie, la Turquie ayant su intégrer un Islam politique dans le champ démocratique.

Par contre, vis à vis de la Syrie, la théorie des « bons voisins » connaît un véritable échec : les rapports étroits que la Turquie avait créés avec le gouvernement de Bashar al-Assad, sont désormais rompus. En condamnant la répression qu’il exerce sur le peuple syrien, le gouvernement turc met en évidence les limites des ambitions de sa politique extérieure, ce qui n’étonne pas les observateurs politiques, étant donné le contexte régional particulièrement instable.