L’échec de l’action citoyenne en Syrie et en Égypte : des leçons pour l’Afrique du Sud ?

, par SACSIS

L’article a été traduit de l’anglais vers le français par Laurence Besselievre et relu par Pierre Bourgeois, traducteurs bénévoles à Ritimo. L’article original est en ligne sur le site de SACSIS : The Failure of Citizens’ Action in Syria and Egypt : Lessons for South Africa ?

Fazila Farouk du site d’information sud-africain SACSIS parle de la situation au Moyen-Orient avec Na’eem Jeenah du Centre de l’Afrique et du Moyen-Orient suite à la menace d’intervention militaire extérieure qui plane sur la Syrie et l’échec de la révolution égyptienne à la suite d’un coup d’état militaire qui a remplacé un gouvernement élu démocratiquement.

amberpaw2/Flickr

Qu’il s’agisse de la Révolution en Égypte ou des appels à la révocation du dictateur syrien, les deux évènements trouvent leurs racines dans les luttes et la mobilisation de personnes « ordinaires » sur le terrain. Le problème est que l’action citoyenne n’aboutit pas à l’établissement de droits démocratiques pour les peuples du Moyen-Orient. Jeenah relie ce problème et ses implications aux actions citoyennes en Afrique du Sud.

Retranscription de l’interview

Fazila Farouk : Bienvenue au Centre sud-africain d’information de la société civile. Je suis Fazila Farouk et je m’adresse à vous ce matin depuis le Centre de l’Afrique et du Moyen-Orient à Johannesbourg.

Afin de nous aider à y voir plus clair, je reçois Na’eem Jeenah, le directeur du Centre de l’Afrique et du Moyen-Orient. Bienvenue à SACSIS, Na’eem.

Na’eem Jeenah : Merci Fazila

Fazila Farouk : J’aimerai que vous leviez le voile sur ce qui se passe au Moyen-Orient. Nous allons commencer par la Syrie, et plus particulièrement, avec le mouvement populaire qui a réclamé le départ d’un dictateur qui est à présent soutenu par des forces bien plus puissantes que lui.

Nous avons vu ce qui s’est passé en Syrie ; nous avons vu l’échec de la révolution égyptienne, qui prend ses racines dans l’action citoyenne. Le problème est que l’action citoyenne ne conduit pas à la mise en place de droits démocratiques pour les peuples du Moyen-Orient. J’aimerai que l’on parle de ces aspects et de ce que cela signifie pour l’Afrique du Sud.

Na’eem Jeenah : Fazila, pour commencer laissez-moi peut-être émettre quelques mises en garde. Je pense que nous sommes tous en partie responsables en raison du sentiment d’excitation qui nous a tous envahi il y a deux ans et demi lors des soulèvements en Tunisie, puis en Égypte, en Libye, etc. En quelque sorte, je crois que nous avons oublié que les soulèvements, les transitions, etc. sont en fait des affaires souvent génératrices de chaos.

Nous devons nous souvenir de l’Afrique du Sud des années 1980 et du début des années 1990. Nous n’avions pas un seul mouvement s’opposant à l’État dans le pays ; nous en avions beaucoup. Dans les années 1980 et au début des années 1990, vous vous rappelez peut-être qu’un certain nombre d’entre eux se battaient les uns contre les autres.

Ce que je veux dire, c’est que nous avions des zones interdites dans notre pays ; je ne parle pas des zones qui étaient interdites pour la FDSA (Force de Défense Sud-Africaine) mais de zones qui étaient interdites aux personnes issues de groupes politiques différents. Ainsi, dans un même township vous aviez une zone contrôlée par l’ANC/UDF et une zone contrôlée par l’AZAPO. Si par malheur une personne traversait de l’autre côté, elle pouvait se faire tuer.

En un sens, ce qui s’est passé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, il y a deux ans et demi, était un peu similaire, nous l’avons fait passer pour anormal en raison de la façon dont les choses tournent normalement.

Fazila Farouk : Mais attendez un peu, rendons à César ce qui est à César sur la façon dont les citoyens ont réagi dans le monde entier, les peuples égyptien et tunisien ont réussi à renverser des dictateurs.

Na’eem Jeenah : Bien sûr, mais ces situations ne sont pas l’affaire d’un processus d’une quinzaine de jours. Cela prend du temps. Certains pourraient affirmer que nous sommes toujours dans un processus de transition en Afrique du Sud, presque vingt ans après.

De plus, ce que l’on appelle des révolutions sans leader est en réalité un abus de langage. Tout d’abord parce qu’elles ne manquaient pas de meneur d’une part et parce qu’en fait il ne s’agissait pas de révolutions, à mon avis. Et vous savez, vous parliez de l’échec de la révolution égyptienne ; je ne suis pas d’accord car je ne pense pas qu’il s’agissait d’une révolution à la base.

Fazila Farouk : Comment le définiriez-vous alors ? Que s’est-il passé ?

Na’eem Jeenah : Je crois que ce à quoi nous avons assisté, c’était un soulèvement populaire, nous avons eu le renversement d’un dictateur mais en fait aucune transformation fondamentale au sein de la société elle-même.

Pourtant, nous sommes passés d’une dictature militaire à ce qui a semblé être le début d’un processus démocratique mais, même dans ce semblant de processus démocratique, le pouvoir militaire s’est assuré de garder le pouvoir ; donc, il n’y a eu aucun changement fondamental, les leviers du pouvoir ne se sont pas vraiment déplacés dans les mains du peuple ou de quiconque qui soit vraiment différent. Il y a eu cinq élections et referendums mais, on sait maintenant que même durant cette période le pouvoir militaire avait vraiment le contrôle.

Donc il ne s’agit pas d’une révolution ratée. La révolution n’a pas eu lieu.
Certains égyptiens diront qu’ils ont eu deux révolutions. Non, vous avez eu des soulèvements populaires, vous avez eu un dictateur renversé et franchement en réalité le dictateur a été mis dehors par l’armée dont il faisait partie parce qu’il devenait gênant pour eux.

Ensuite, il y a eu des élections démocratiques, un parlement élu puis un parlement dissout par l’armée. Il y a eu des élections démocratiques pour un président et, avant qu’il ne prenne ses fonctions, ses pouvoirs ont été réduits par l’armée ; enfin, quand il a pris le pouvoir, l’armée a mis en place sa stratégie pour se débarrasser de lui et un an après, c’était fait. Et maintenant, ils sont, je ne dirais pas de retour au pouvoir parce qu’ils l’ont toujours été, mais plus puissants et il est beaucoup plus clair pour tout le monde que ce sont eux qui dirigent.

Donc, vous savez, je ne veux pas trop noircir le tableau mais je pense que nous devons comprendre où en sont les choses. Deux ans après, les gens ressentent une grande déception, qui est nécessaire je crois. Mais on doit aussi comprendre que deux ans, c’est court dans le développement du processus de prise de conscience et dans le processus de transition politique.

Ce que nous avons vu en Syrie s’est fait malgré l’insistance du président Bachar Al Assad d’une sorte d’exception syrienne qui aurait voulu que tout ce qui se passait dans les autres pays ne puisse pas arriver dans son pays puisque la Syrie est un grand pays anti-impérialiste, antisioniste, etc. Le problème, c’est qu’il existait de profonds griefs, de véritables griefs de la part du peuple contre le gouvernement et contre l’État.

Et, comme dans les autres pays où ces soulèvements avaient déjà eu lieu, les revendications en Syrie, vers mars 2011, tombaient, dans un sens, dans deux catégories. La première économique : des revendications socio-économiques qui, pour la Syrie, prennent leurs racines dans la décennie précédente – avant ça, la Syrie était une république arabe socialiste, comme elle se définissait elle-même – mais, au cours des dix dernières années ou il y a un peu moins de dix ans, il y a eu un tournant un peu plus libéral, une politique économique néolibérale. Le résultat de tout cela, dans un laps de temps très court, a été une accumulation de richesse au sein d’une minorité, cette minorité incluant un certain nombre de partisans du parti Baas ou de la famille du président.

Ainsi, l’homme le plus riche de Syrie est Rami Makhlouf qui a géré son entreprise d’une façon que les gens n’apprécient pas. Par exemple, si vous voulez un permis de pêche, il faut vous assurez que Rami Makhlouf a une part dans votre entreprise.

Donc, ce virage vers une économie néolibérale a entrainé les personnes les plus pauvres vers une situation encore plus difficile, car lentement, le réseau de protection sociale, si vous préférez le semblant de réseau, a commencé à être rongé. La pauvreté a commencé à augmenter, les gens se sont retrouvés au chômage, une chose qui, vous le savez, n’existait pas avant.

Donc, d’un côté il y avait ces griefs socio-économiques. Les syriens voyaient leur situation se détériorer, en particulier dans les zones rurales, mais aussi en général. Il faut ajouter que, toujours dans cette catégorie, l’Est a connu une période de sécheresse de quelques années, ainsi, avec la sécheresse, les paysans, les petits fermiers ont commencé à se retrouver dans une situation difficile et l’exode rural qui en a découlé a fait peser un gros poids sur l’économie.

En plus des facteurs socio-économiques, il y aussi les facteurs politiques. Vous aviez la Syrie, un pays où il n’y avait pas de démocratie, pas de pratique démocratique, où les services de sécurité, les moukhabarat comme on les appelle, infiltrent toutes les sphères de la société. les gens espionnaient leurs voisins, vous imaginez, jusqu’à ce point.
Il n’y avait pas de liberté d’expression. Il n’y avait pas de liberté pour former des partis politiques en général. En fait, des groupes d’opposition existaient mais, pour la plupart, de façon clandestine.

Alors, vous aviez ces revendications politiques, des griefs économiques et, comme beaucoup de slogans l’affirmaient à travers le pays au début des soulèvements, la chose essentielle c’était la dignité. Au début du soulèvement, il y a deux ans et demi, les gens descendaient dans les rues pour réclamer des réformes, pas pour renverser le gouvernement, pas pour renverser le président ; même si certains des slogans initiaux, en particulier ceux de la jeunesse, faisaient écho à ceux des autres pays.

Power to the People

Fazila Farouk : Mais cela a été amplifié au niveau international. Les slogans ont appelé à la révocation d’Assad.

Na’eem Jeenah : Au départ, quand vous regardez les bannières et les slogans, les gens en appelaient à leur bien-aimé Assad pour s’assurer que les réformes aient lieu et que les choses s’arrangent pour eux.

Fazila Farouk : Et s’agissait-il là de réformes socio-économiques ?

Na’eem Jeenah : Socio-économiques mais aussi politiques. Parce qu’une partie de la politique était liée à la torture et à tout ce qui est arrivé. Le régime n’a pas fait face correctement à ça et la réponse a été très sévère. Les militaires ont été déployés dans les cités, les villes, etc. Et donc, pour l’opposition qui commençait elle aussi a changer et donc, aujourd’hui, cette espace d’action pacifiste, non-violente n’existe pas.

Lorsque le changement a commencé à se produire dans l’opposition, certains transfuges de l’armée ont dit : « D’accord, maintenant nous allons protéger ces manifestations, etc., face au régime » alors, cela a pris un caractère armé et vous avez eu des gens qui sont aussi arrivés de l’extérieur. Des armes entraient dans le pays venant de différentes sources et c’est devenu ce que nous avons maintenant, c’est à dire une guerre civile.

Fazila Farouk : Donc, que s’est il passé en termes de luttes lorsque celles-ci se sont vues collaborer avec d’autres forces, des forces plus larges, des intérêts régionaux et internationaux ?

Na’eem Jeenah : Pour moi, c’est le grand problème à présent et, même si j’appartiens à un institut qui s’intéresse à la recherche géopolitique. La tragédie en Syrie est qu’aujourd’hui, quand nous parlons de la Syrie, nous parlons du rôle d’autres pays : les Saoudiens, les Iraniens, les Russes et les Américains et si ces derniers devraient bombarder ou non.

Dans un sens, le Syrien ordinaire a été oublié. Il alimente toutes les parties en question et c’est le gros problème. Vous savez, ce que vous appelez la collaboration de cette lutte, cette action citoyenne non violente qui appelait au départ à des réformes et ensuite à la chute du régime alors qu’ils sentaient que le régime ne répondait pas ; cette sorte de collaboration, je ne suis pas sûr que je l’appellerais comme ça, mais il s’agissait de la transformation d’une action non violente en quelques chose dont le peuple a ressenti le besoin et qui a pris un caractère différent, en l’occurrence, un mouvement violent.

Il y a l’opposition militaire sur le terrain en Syrie et, au sein de l’opposition militaire, il y a un très grand nombre de groupes et toute une gamme d’idéologies qui vont du simple nationalisme à un islamisme extrême en passant par tout ce qui peut exister entre les deux et, beaucoup de ces groupes sont soutenus matériellement de l’extérieur.

D’un côté, vous avez l’Arabie Saoudite qui décide de soutenir des groupes qui reflètent ce que l’Arabie Saoudite aimerait voir. Bien sûr, l’Arabie Saoudite n’est pas vraiment une grande démocratie. Également, le Qatar qui soutient des groupes qu’il voudrait voir prendre l’ascendant sur d’autres pays.

De l’autre côté, le régime reçoit le soutien de la Russie et de l’Iran principalement.

Donc maintenant nous avons cette sorte de situation trouble où, si vous parlez d’action citoyenne, les gens vont s’interroger. Ce que nous avons actuellement c’est une guerre civile militaire qui est en train de se produire. Je ne veux pas dire que ces groupes qui ont fait avancer l’action non violente il y a deux ans et demi, n’existent plus ou qu’ils ont tous pris les armes. Ce n’est pas vrai. Ils existent bel et bien. On trouve encore des protestations occasionnelles qui ont lieu ici ou là.

Et il y a tout un tas d’autres sortes d’actions civiles comme : protéger les réfugiés ; assurer la sécurité dans les endroits dédiés à l’éducation, aussi difficile que cela puisse être quand vous êtes la cible d’attaques, etc. Ces groupes de civils, quoiqu’il en soit, organisés ou pas, jouent un rôle.

Fazila Farouk : Qu’est ce que cela signifie pour les mouvements populaires dans le reste du monde ? Qu’est ce que cela signifie pour l’Afrique du Sud en particulier ?

Nous sommes dans une période intéressante de l’histoire de l’Afrique du Sud, 20 ans après l’apartheid. Le CNA (Congrès National Africain) n’a jamais été aussi faible qu’aujourd’hui. Des scissions au sein de l’alliance, la faiblesse du parti, de nouveaux partis politiques émergeant grâce à des gens qui soutenaient auparavant le CNA, de nouveaux mouvements sur le terrain, de nouveaux syndicats qui se forment, tous, dans un sens, disent qu’ils représentent le vrai souhait du peuple et les véritables désirs de ce que les gens veulent voir en terme de changement en Afrique du Sud. C’est une période très intéressante de notre histoire.

Je vais vous demander de penser au futur en vous basant un peu sur les expériences de ce qui s’est passé au Moyen-Orient car c’est ce que vous vous attachez à faire dans vos recherches, dites-nous ce que vous pensez du potentiel de ces nouveaux mouvements et changements sur le terrain en Afrique du Sud. Se pourrait-il qu’il en résulte un nouveau destin pour notre pays ?

Na’eem Jeenah : Vous savez, pour répondre à votre question je crois que l’Égypte et la Tunisie seraient plus instructives pour l’Afrique du Sud. Cependant, j’émettrais un bémol, car je pense que ce que nous pouvons apprendre est, par certains côtés, l’inverse de la situation dans ces deux pays.

Nous avons traversé un processus de transition plus long que l’Égypte ou la Tunisie. Donc, il y a des choses que nous pouvons partager de notre propre expérience.

Si nous regardons l’Égypte et la Tunisie, ces soulèvements ont ravivé l’espoir parmi les activistes et les citoyens du monde entier, en montrant que le peuple peut faire la différence.

Vous avez eu ce genre de mouvements au cours des vingt dernières années qui dénoncent l’autoritarisme au sein de sociétés démocratiques ; des mouvements politiques mais surtout économiques pour face au rôle écrasant des multinationales et du capital international que les gens « ordinaires » n’avaient même pas les ressources nécessaires pour se battre ou du moins résister.
Soudainement, il y a deux ans et demi, les gens sont sortis dans les rues et ont ensuite renversé un dictateur qui était au pouvoir depuis des décennies. Quelque soit le pays dont on parle, c’est évident, ils ont été capables par la force de leur malheur, par la force de leur présence dans les rues, par leur détermination à ne pas quitter la rue.

Et je crois que c’est certainement la raison pour laquelle beaucoup d’entre nous étaient aussi emballés, y compris en Afrique du Sud même, à cause de ce potentiel, de ce oui nous pouvons le faire. Maintenant, bien sûr, je ne veux pas dire qu’en Afrique du Sud comme dans beaucoup d’autres pays, l’action citoyenne sur le terrain s’est arrêtée, ce n’est pas le cas.

En fait, si vous vous intéressez aux 6 ou 7 dernières années, le nombre de protestations qui ont lieu en Afrique du Sud sont probablement au nombre de dix ou douze par jours à travers tout le pays, aussi bien concernant des problèmes politiques qu’économiques. Beaucoup de ces protestations restent non déclarées car, dans un petit village, quelque part, des gens bloquent une route pour la journée pour réclamer de l’eau, de l’électricité ou autre chose ; mais c’est ce qui se passe. Dix ou douze manifestations par jour dans ce pays, c’est beaucoup n’est ce pas ? Donc ce n’est pas comme si nous nous étions tous endormis.

Nous n’avons pas de place centrale comme la Place Tahrir où les gens peuvent venir chaque jour et cultive l’espoir des soulèvements.

Ce qui est important est que les citoyens ne doivent pas devenir complaisants. A l’instar de l’Égypte, en l’espace d’un an et demi, trois élections, deux referendums, dont un cinquième d’entre eux concernaient la constitution ont eu lieu. La population était simplement fatiguée de voter. Ainsi, il y a eu moins de 40 % de participation au vote pour la nouvelle constitution. Vous savez, une soixantaine de personnes ont voté oui, mais ce qui est important c’est que moins de 40 % ont fait l’effort d’aller voter.

Beaucoup de personnes étaient fatiguées. Au même moment, certaines protestations n’ont pas été prises en compte en partie parce que l’attente démocratique était affaiblit, et parce que ces problèmes sont tellement qu’il est difficile de s’en occuper en l’espace de quelques mois.

Je pense que l’Afrique du Sud que nous avons connue après 1994, et peut être en raison de notre euphorie à l’époque, avait, en un sens, accepté que les choses prennent du temps à arriver.

Le gouvernement, celui du CNA, a pris son temps. Cinq ans plus tard, lorsqu’il n’a pas comblé les attentes vers 1998, 1999, 2000 alors, les personnes ont compris que cela ne fonctionnait pas.

En 1996, nos politiques économiques étaient pires que ce qu’elles étaient quelques années auparavant. Au milieu de l’année 2000, les inégalités étaient devenues vraiment importantes, mais il y avait cet échéancier qui permettait à la population de se dire que ces changements nécessitent du temps.

En Égypte, ça ne s’est pas passé de cette manière en partie à cause des mouvements de coulisses du pouvoir militaire, soutenu, en partie, par les Émirats arabes unis qui ont dépensé beaucoup d’argent afin de créer artificiellement des mouvements de contestations. De l’autre côté, vous aviez des manifestations légitimes de la part de groupes de travailleurs par exemple ou de syndicats dont les besoins n’étaient pas satisfaits.

Je crois que la leçon, pour nous en Afrique du Sud, est de ne pas tomber dans la complaisance, même si nous avons un gouvernement élu de façon démocratique, un gouvernement que chacun d’entre nous accepte et que beaucoup d’entre nous soutiennent. Cela n’empêche pas que les pressions et les forces qui s’exercent sur le gouvernement sont énormes. Si la population devient complaisante alors, vous supprimez la plus légitime des pressions sur le gouvernement. Donc, le fait que nous ayons dix ou douze manifestations par jour est nécessaire, sinon, le gouvernement pourrait être encore pire qu’il ne l’est actuellement.

Le fait d’avoir de nouvelles structures organisées de façon moderne ou sur un mode désorganisé, d’avoir des personnes qui se réunissent par quartiers ou en associations, sur le plan national quelque soit leur propos. Cela signifie que la pression est toujours sur le gouvernement. Sans les contestations, le tournant de l’Afrique du Sud vers le néolibéralisme serait un fait accompli. Il y a de l’espoir pour l’Afrique du Sud en partie parce que nous avons tant de contestation.

Maintenant, si vous prenez des pays comme l’Égypte, le niveau de contestation avant 2010 n’était pas le même. Il y avait quelques groupes politiques, par exemple, qui étaient contestataires, mais qui essayaient de participer aux élections parlementaires. Il y avait les Frères musulmans, qui était le mouvement contestataire le plus important et qui organisait parfois des manifestations mais qui, à l’époque, était fortement réprimé. La principale fédération syndicale était un syndicat de « cœur ». Son but était, en réalité, de permettre aux gens de gravir les échelons du Parti National Démocratique plus qu’autre chose.

Fazila Farouk : Ça me semble familier.

Na’eem Jeenah : Beaucoup d’égyptiens n’étaient pas prêts à passer à l’action de cette façon. Les Frères musulmans, qui étaient une grande organisation avec un fort réseau, des syndicats indépendants qui se trouvaient dans des quartiers et quelques groupes de jeunes soutenant les syndicats. En fait, une mince partie de la population était contestataire, prête à affronter l’État de quelque façon que ce soit.

Nous avons un plus grand sens de la contestation et une volonté d’affronter l’État et je pense que le fait que vingt ans après nos premières élections démocratiques, nous en soyons arrivés là est très utile.

Malheureusement, on voit aussi des organisations naître et disparaître. Pensons au début des années 2000 et au grand espoir dans les mouvements sociaux, le forum anti-privatisation, le mouvement des peuples sans terre, etc. Après avoir été actifs pendant 5 à 7 ans, ces mouvements sont, à présent, très silencieux sur tous les sujets.

Mais les organisations naissent et meurent. Le fait est que nous ne devons pas placer nos espoirs sur certaines organisations en particulier, mais plutôt sur un esprit de contestation et en l’âme du peuple capable de faire face à l’État lorsqu’il sent qu’il y a un problème ; de travailler avec l’État sur certains points mais aussi de l’affronter. Le défi se trouve au sein de la société civile qui doit jouer ces deux rôles ; d’un côté son rôle d’adversaire contestataire et de l’autre, son rôle de médiateur et de meneur.

Fazila Farouk : Na’eem Jeenah, merci beaucoup de nous avoir rejoint à SACSIS et merci à nos auditeurs et téléspectateurs pour nous avoir suivi sur le site de SACSIS. Si vous voulez plus d’informations concernant la justice sociale et son analyse, vous pouvez vous connecter sur le site http://www.sacsis.org.za/