L’Information, un enjeu de solidarité internationale ?

Argumentaire

Dans les années 1970 et 1980, après les décolonisations, les pays dits « du tiers-monde » étaient perçus comme des pays pauvres, qu’il fallait assister. Cette vision a mis au premier plan l’aide et bien souvent entraîné des démarches caritatives qui ne permettaient pas d’analyser les causes de la pauvreté ni d’envisager des solutions durables. Depuis, de nombreux acteur·rices ont estimé qu’il était temps de briser cette vision misérabiliste du Sud pour passer à la construction de relations politiques, économiques et sociales plus justes. En 2020, la figure du « sauveur blanc » (personne occidentale privilégiée sous bien des aspects qui irait « sauver » les habitant·es des pays « pauvres ») est encore souvent pratiquée et dénoncée, signe que ces postures stéréotypées qui reflètent l’organisation hiérarchique de notre monde ont la peau dure. Or, comme le rappelle l’auteur uruguayen Eduardo Galeano : « la charité est humiliante parce qu’elle est exercée verticalement et depuis en haut ; la solidarité est horizontale et implique le respect mutuel. »

La première étape pour modifier les regards et les postures est d’informer les populations des pays du Nord pour permettre au plus grand nombre de comprendre les causes de la pauvreté et des inégalités, et favoriser des relations justes et réciproques entre les populations. Il est donc indispensable de construire une information différente, donnant la parole aux sociétés civiles du Nord et du Sud, évoquant des pays ou des sujets ignorés par les médias traditionnels, permettant de décentrer les regards et de découvrir des alternatives pour bâtir un monde plus juste, plus soutenable et solidaire.

Se faire l’écho des voix des premier·es concerné·es 

« On ne peut pas être solidaire de quelqu’un sans une relation horizontale, ce qui implique a minima que sa voix soit entendue et écoutée. »

La capacité à nommer une réalité est un pouvoir énorme : les termes dans lesquels est posée une question conditionnent les réponses qu’on y apporte. Or, les récits collectifs dominants sont formulés le plus souvent (ici et là-bas) par des acteurs puissants : les propriétaires de médias, souvent concentrés entre quelques mains ; les gouvernements et leurs déclarations officielles ; les acteur·rices des institutions internationales, publiques ou privées. La version de la société civile est souvent moins entendue, car elle bénéficie d’une caisse de résonance internationale moindre.

La solidarité internationale doit donc passer, en premier lieu, par la promotion de la diversité des voix et des analyses sur les grands sujets de notre monde : qu’est-ce que le développement, qu’est- ce que la pauvreté et comment la résorber, comment comprendre l’articulation des causes complexes des conflits et des guerres ? La solidarité internationale passe en particulier par la promotion des voix de celles et ceux dont on parle : que pensent et ressentent les personnes victimes de harcèlement paramilitaire en Colombie ? À quoi aspirent les paysan·nes malien·nes qui quittent leur village ? Comment les activistes des droits humains philippins voient l’avenir de leur pays dirigé par un président autoritaire comme Rodrigo Duterte ? Bien sûr, toutes les sociétés civiles ont une voix, mais les canaux par lesquels elles s’expriment sont souvent inconnus et/ou inaccessibles aux citoyen·nes d’autres pays. Pour qui ne parle pas la langue locale et a fortiori ne connaît pas les canaux d’expression locaux et particuliers, il est difficile d’accéder à ces voix « d’en bas » : les associations de solidarité internationale et les médias alternatifs ont un rôle crucial à jouer ici, en facilitant les contacts et en se faisant l’écho des voix des premier·es concerné·es.

L’enjeu de la traduction : du linguistique au culturel

Un rôle essentiel des associations de solidarité internationale est donc également la question de la traduction . Au-delà de l’aspect linguistique, la traduction « culturelle », ou contextuelle, est essentielle : les débats autour de la laïcité ne se posent pas dans les mêmes termes en France qu’en Amérique latine, où le poids politique et social des diverses Églises chrétiennes est bien plus important et les « minorités » religieuses quasi inexistantes. L’accès à une information plurielle, diverse et critique est donc indispensable pour contextualiser les discours, postures et débats dans les différentes parties du monde, et établir des relations internationales pluriverselles [1], plus justes et horizontales.

L’information au temps d’Internet

Le rapport à l’information s’est considérablement transformé depuis l’introduction d’Internet dans nos vies et nos systèmes de communication individuels et collectifs. S’il s’agit d’une immense opportunité pour l’expression de la société civile face au monopole grandissant de la production d’information (aux mains des gouvernements ou des grands groupes de presse), cela présente également un certain nombre de risques qu’il faut savoir anticiper.

Le terme « infobésité », ou bien « surcharge informationnelle », fait référence à l’énorme quantité d’information disponible qu’une personne ne peut traiter ou supporter. En quelque sorte, « trop d’information tue l’information ». Dans ce « brouillard de l’information », on a souvent du mal à trier l’analyse rigoureuse de l’opinion fumeuse.

La centralisation de l’usage d’Internet sur les plateformes des GAFAM (Facebook, YouTube ou Google), qui collaborent activement avec des gouvernements du monde entier dans leur organisation de la surveillance de masse, implique que l’accès à l’information de nombreuses personnes passe par le filtre de ces entreprises. Étant donné leur collaboration avec les divers gouvernements, l’information qui y circule le plus est celle autorisée ou promue par les acteur·rices dominant·es : la censure automatisée et privatisée, ou encore les algorithmes qui proposent de nouveaux contenus personnalisés mais qui isolent l’internaute, ont tendance à favoriser les récits dominants et contribuent à invisibiliser les voix minoritaires. Par ailleurs, à l’encontre de ce que de nombreux·ses commentateur·rices ont pu penser, la chercheuse états-unienne Jen Schradie a montré [2] que l’activisme numérique aux États-Unis tend à favoriser non pas les mouvements progressistes, mais plutôt les organisations structurées, conservatrices (de droite), plutôt blanches et plutôt de classe moyenne supérieures. En effet, celles-ci ont les moyens financiers et humains permettant d’inonder les réseaux sociaux et d’invisibiliser les voix minoritaires (ou de les faire taire).

De plus, ces plateformes favorisent la diffusion de fausses informations (fake news ou infox) et théories complotistes, qui en se référant les unes aux autres donnent une illusion de véracité. Or, ces théories tendent à favoriser les régimes autoritaires et la persécution des minorités et de celles et ceux qui luttent pour leurs droits [3]. Selon la journaliste philippine Maria Ressa, ce phénomène a créé une distorsion des comportements, conséquence de la méfiance généralisée envers toute information, liée à l’impossibilité de faire le tri entre le vrai du faux.

L’Éducation aux médias et à l’information (EMI), un outil précieux pour les organisations de solidarité internationale

C’est pour ces raisons que l’éducation aux médias et à l’information est un défi majeur pour la démocratie mondiale et une mission fondamentale des organisations de solidarité internationale. Elle donne les moyens à chacun·e de décrypter le fonctionnement des médias et des systèmes de production de l’information, propose des outils pédagogiques accessibles pour éveiller l’esprit critique et permettre aux citoyen·nes d’être autonomes, en capacité d’être acteur·rices de leur propre vie en choisissant des informations fiables et diverses pour prendre des décisions conscientes, individuellement ou collectivement.

Notes

[1Le terme « pluriversel », ou « pluriversalité », s’inscrit dans le champ de réflexion décolonial latino-américain, de l’écologie politique radicale. Il a été introduit par Arturo Escobar, universitaire colombien, en opposition à un « universel », un monde unique caractérisé par la modernité euro-centrée. Il cherche à faire émerger des espaces de pensées et de pratiques dans lesquels les pratiques décoloniales puissent s’exprimer librement.

[2Dans son livre The Revolution that Wasn’t : How Digital Activism Favors Conservatives, Harvard University Press, 2019.

[3C’est ainsi qu’en août/septembre 2020, lors des incendies massifs en Californie, les adeptes de la théorie du complot Qanon ont accusé les militant·es Black Lives Matter et antifascistes de Seattle d’être à l’origine de ces feux. Théorie totalement fausse mais qui a largement infusé dans les esprits.