Sri Lanka : chronique d’un conflit meurtrier

Forces et faiblesses d’une économie à deux vitesses au Sri Lanka

, par CITIM

A la base de l’agriculture, le génie de l’hydraulique

L’eau occupe une place centrale dans la civilisation traditionnelle de Sri Lanka. Comme en Inde, les zones les plus sèches et les moins escarpées ont été mises en valeur les premières mais l’irrégularité des pluies nécessitait de faire appel à l’irrigation pour pouvoir pratiquer la culture permanente du riz, base de l’alimentation des premiers arrivants. Les ingénieurs britanniques, puis ceylanais, qui restaurèrent les ouvrages anciens, s’émerveillèrent de l’ingéniosité de leurs prédécesseurs.

Au IIIème siècle av. J.-C., était inventé le bisokotuwa [1] (Techniques d’irrigation et société hydraulique à Ceylan à la période pré-coloniale", Journée "Orient-Occident" (8 mars 1989) . Histoire et circulation des techniques), prototype des écluses qui régulent l’eau des réservoirs contemporains. Dans une première étape, des réservoirs ont été formés à l’aide de barrages de terre ; puis les rivières prenant leur source dans la zone humide, telles que la Mahaweli Ganga, ont été endiguées pour venir emplir de vastes lacs artificiels. Les barrages avaient de larges bases, capables de supporter de fortes pressions. Dès le premier siècle après J.-C, un vaste réseau d’irrigation commença à quadriller les terres arides de l’île. On estime qu’au VIème siècle, le réseau était étendu à toute la zone sèche. « Que pas une goutte ne se perde dans l’océan sans avoir irrigué mes terres », proclamait fièrement un roi du XIIème siècle. Il existe encore aujourd’hui des milliers d’étangs artificiels, voués non seulement à l’irrigation mais également à la pêche.

La décadence du système, du XIIIème au XVIème siècle, s’est accompagnée d’un dépeuplement presque total de la zone irriguée et du développement du paludisme à l’état endémique, les moustiques proliférant dans les ouvrages laissés à l’abandon. La population migra alors dans les hautes terres du massif central jusqu’à l’arrivée des Occidentaux.

La restauration des ouvrages, entreprise dès avant l’indépendance, a combiné la restauration des systèmes anciens d’irrigation dans le centre-nord, la construction de nouveaux barrages dans le sud-est (Gal Oya et Welawe Ganga), et le projet d’aménagement du fleuve Mahaweli et de ses affluents, conçu à la fois pour l’irrigation et l’énergie. Ces grandes opérations ont été contestées ; coûteuses en devises, elles créent moins d’emplois agricoles que les projets plus modestes ; leur gestion négligente et souvent corrompue a entraîné des injustices et des gaspillages d’eau ; des erreurs techniques graves et répétées ont fait irriguer des terres impropres à la culture et édifier des barrages menacés par des glissements de terrain et des infiltrations. Sur le plan social, les relations intercommunautaires se sont tendues dans les zones orientales de l’île où les opérations hydrauliques ont attiré des immigrants cingalais.

On notera que partout, dans l’île, les hommes jouissent de l’abondance de l’eau, comme les animaux et les végétaux. La pollution n’a pas pris encore de proportions alarmantes, sauf dans l’agglomération de Colombo. Laver et se laver sont des gestes quotidiens ; les lieux de baignade et les lavoirs sont des espaces de sociabilité essentiels.

Une agriculture à deux (ou trois) vitesses

Ce qui manque le plus au paysan, c’est la terre ; dans la zone humide et la péninsule de Jaffna, par exemple, chaque famille paysanne dispose de moins d’un demi-hectare de rizières et de quelques ares de jardin. La campagne sri lankaise, quadrillée de minuscules parcelles agricoles, était traditionnellement exploitée selon deux modes. La culture du riz paddy [2], pratique courante dans les plaines et les collines. La culture dite en chena [3] est plus ancienne ; encore en usage dans les régions de basses terres et sur les contreforts, elle consiste à défricher les champs par brûlis. On produit ainsi diverses cultures vivrières : maïs, millet, sésame, piments, ainsi que concombres, tomates, aubergines, citrouilles, pastèques, fèves, okra et loofah. Elle a toutefois le grave inconvénient d’épuiser le sol. Chez les nouvelles générations, le travail agricole est dévalorisé, en raison de la faiblesse du niveau de vie paysan, ce qui entraîne une pénurie de main d’œuvre et pousse à la mécanisation ceux qui en ont les moyens.

De sa longue histoire coloniale, l’île a hérité d’une économie axée sur l’exportation de produits tropicaux (successivement cannelle, café, thé, cocotier et hévéa), cultivés dans des domaines de plusieurs centaines d’hectares. Au XIXème siècle, l’occupant britannique a importé une population de travailleurs tamouls venus de l’Inde, appelés à l’époque « coolies », pour assurer l’exploitation des hautes terres.

A ce jour, Sri Lanka reste le 3ème producteur mondial de thé, bien que loin derrière l’Inde et la Chine. La production de caoutchouc et de noix de coco connaît également des difficultés. La canne à sucre est une production marginale, avec toutefois deux raffineries dans l’île (Kantalai et Gal Oya).

A côté de l’agriculture vivrière et de celle qui est tournée vers l’exportation, une troisième voie a été tracée depuis 1993 avec la création de SOFA, la coopérative des petits producteurs de thé biologique de la région de Kandy (460 membres faisant vivre 3 500 personnes). Les producteurs, qui cultivent une surface moyenne de 0,37 ha de thé, ont choisi de réintroduire les méthodes traditionnelles de culture, ce qui permet la sauvegarde de certaines espèces et un meilleur respect de l’environnement. L’entreprise Biofoods, présente sur place, se charge du contrôle et du suivi de la coopérative ainsi que de l’exportation des produits. Elle a de plus développé ces dernières années des ateliers de transformation du thé (essentiellement l’étape de mise en sachet). Grâce à son partenariat avec le distributeur Alter Eco, le thé biologique de Ceylan arrive sur les rayons du commerce équitable des pays européens.

La pêche : surtout pour l’autoconsommation

Avec ses 1 500 km de côtes, Sri Lanka pratique depuis longtemps la pêche. Celle-ci, limitée à une petite bande côtière, a contribué pendant longtemps assez faiblement à l’activité économique nationale. Ces dernières années, l’industrie de la pêche s’est révélée comme un secteur dynamique à vocation exportatrice. Au total, de 700 000 à un million de personnes dépendent de la pêche, dont 250 000 à 300 000 emplois directs. En 2004, la production nationale approchait 300 000 tonnes. Les poissons pélagiques [4] (majoritairement harengs, thons et maquereaux) représentent plus de la moitié des captures. 90 % du poisson pêché dans le pays va à la consommation locale (20 kg par personne et par an, soit 65 % des protéines animales consommées dans l’île) ; le reste (thon, crevette, langouste, poissons d’ornement...) constitue une source de devises significative. L’apport principal vient de la pêche côtière (2 % du PIB en 2003) ; la petite pêche artisanale, avec douze ports et 700 sites de débarquement, représente près de 65 % de la production totale. En 1994, on comptait environ 29 000 embarcations de pêche parmi lesquelles 15 000 traditionnelles. La pêche hauturière, qui était plus faible, a beaucoup progressé depuis 1995, essentiellement au sud et à l’ouest du pays. L’aquaculture en eau saumâtre concerne surtout la crevette.

Des ressources minières fabuleuses

Les pierres précieuses sont les joyaux de l’île. À Ratnapura, au pied du pic d’Adam, « le château d’eau de l’île », on peut observer de nombreux puits d’extraction de gemmes. Le sous-sol et le lit des rivières en fournissent une quarantaine de variétés (sur les 85 recensées dans le monde). L’exploitation des pierres est uniquement traditionnelle. Les pierres précieuses les plus réputées de l’île sont les corindons : les saphirs, notamment le saphir bleu, et les rubis, plus rares. Les autres pierres sont l’alexandrite et l’œil-de-chat, l’aigue-marine, les topazes, les grenats, le cristal de roche et l’améthyste, les tourmalines et les pierres de lune.

Plus récemment, une autre richesse est apparue sous la forme d’un minerai rare, l’ilménite (l’ilménite est un oxyde minéral de fer et de titane, de formule chimique FeTiO3), utilisé dans l’industrie informatique pour la fabrication des micropuces. Le Japon est le principal importateur de ce précieux minerai, les autres pays étant les USA, la Grande-Bretagne, l’Australie et l’Inde.

Industrie textile, tourisme et émigration

A la fin des années 1970, le gouvernement s’orienta vers une économie tournée vers l’extérieur, fondée sur l’industrie légère (confection), le tourisme et l’exportation de main d’œuvre. Dans un processus de déréglementation et de privatisation, l’industrie textile fit appel à l’aide étrangère, avec implantation d’usines créatrices d’emplois dans des zones franches. Elle emploie environ 300 000 jeunes femmes et représentait 50 % des exportations du pays en 1998.

Le développement d’un tourisme de masse date de la fin des années 60. Après une croissance spectaculaire, il fut un temps gravement affecté par l’insécurité régnant dans le nord-est et le sud puis se releva. Toutefois, son essor produit des effets pervers : inflation, pillage des antiquités nationales, croissance de la prostitution juvénile et des drogues, dans une approche qui gomme la réalité des cultures et du contexte politique.

L’émigration joue depuis le milieu des années 70 un rôle considérable. Elle concerne à la fois la communautés tamoule, victime de l’insécurité et du manque d’emplois dans le nord et l’est, et les populations du sud attirées par des salaires plus élevés. Les gains des émigrants sont devenus la 3ème source de devises du pays.

Une tragédie pour tout un peuple : le tsunami de décembre 2004

Après l’Indonésie, Sri Lanka, aux côtes basses frangées de cocotiers et densément peuplées, est le pays qui a été le plus touché par le tsunami. On évalue les pertes humaines à environ 31 000 personnes dont un grand nombre de pêcheurs. Un demi-million d’habitants ont été déplacés et plus de 100 000 habitations détruites. Des villages entiers ont disparu. Parmi les pêcheurs, beaucoup ont perdu leur gagne-pain. La flotte de pêche a été anéantie à plus de 50 % au niveau national ; à plus de 90 % en certains endroits.

Il faut noter que les effets destructeurs du tsunami ont été particulièrement violents dans les zones aménagées pour le tourisme (dunes détruites pour "embellir" les plages) ou pour l’élevage aquacole (mangroves coupées). L’écosystème côtier était alors devenu très vulnérable. La reconstruction a dû faire face à l’ensemble de ces données. Les autorités gouvernementales, avec l’aide internationale de certains pays et en particulier celle des Etats-Unis, ont manifestement essayé de profiter de la situation pour favoriser au maximum les activités touristiques de classe internationale.

Le fait symbolique de ces projets a été la décision proclamée d’interdire, dans une zone dite « de protection », de 100 à 200 m de large, toute construction autre que de grands hôtels. Les logements destinés aux habitants devaient être reconstruits à l’intérieur des terres. La lutte des populations locales, avec le soutien de nombreuses ONG, a permis de faire reculer les décisions gouvernementales et de réduire la zone dite de sécurité à 50 m.

Quant aux activités de pêche, elles ont pu être relancées grâce à un programme ambitieux sous l’égide de la FAO. La reconstruction de la flottille s’est réalisée avec des bateaux à plus grand rayon d’action. On est passé de bateaux traditionnels (« one day »), de 9,50 mètres et 3,5 tonnes, à des bateaux plus résistants et capables de rester en mer plusieurs jours, voire plusieurs semaines. En parallèle, des directives de la FAO ont permis la conception de petits bateaux beaucoup plus sûrs. Par ailleurs, des efforts ont été déployés pour développer la pêche en eaux douces et dans le lagon, l’objectif à long terme étant de parvenir à la sécurité alimentaire et d’augmenter le niveau de revenu des pêcheurs grâce à la formation professionnelle.

Notes

[1Bisokotuwa : procédé complexe de vanne-puits permettant de régler le débit de l’eau en dépit de très fortes pressions initiales, et de réduire progressivement cette pression au passage sous la base de la digue.

[2Riz paddy : riz non décortiqué. Le terme peut aussi désigner les champs de riz. A Sri Lanka, où un paysan pouvait cultiver jusqu’à 280 variétés de riz, on oppose les variétés cultivées dans la saison dite maha, associée à la mousson du nord-est, et la saison dite yala, associée à la mousson du sud-ouest, variétés respectivement de quatre et de trois mois.

[3Culture en chena (ou chenna) : culture sur brûlis itinérante (rotation de 10 à 14 ans), pratiquée traditionnellement dans les hautes terres de l’île. Une aire boisée lui était réservée derrière le village. Ce mode d’exploitation cohabitait avec la culture du riz dans les vallées et l’élevage sur les pentes.

[4Pélagique : se dit d’une espèce qui vit en pleine mer mais loin du fond.