Féminisation des migrations

Aida García Naranjo Morales

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par Anne Le Meur, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Pour les femmes latino-américaines et, plus particulièrement, pour les Péruviennes, les trente dernières années ont été les décennies de la « féminisation ». Féminisation de la pauvreté, féminisation des migrations aussi. Que s’est-il donc passé dans les pays de ce qu’on appelle le « tiers monde » pour que les femmes soient devenues ces malheureuses protagonistes ?

Nombreuses sont les Péruviennes qui, comme d’autres femmes ailleurs dans le monde, décident de tout quitter pour tenter de réaliser des rêves inaccessibles dans leur pays d’origine. Un acte de courage que toutes ne sont pas en mesure d’entreprendre, et qui justifie une reconnaissance de leur proactivité. Certes, par le passé, des progrès ont été enregistrés grâce au mouvement féministe et autres groupements de femmes, mais la mondialisation est en train d’aggraver les inégalités économiques et sociales entre les sexes et entre les ethnies ; en effet, elle favorise la violence à l’égard des femmes, ainsi que les formes spécifiques de discrimination à leur encontre. Des facteurs qui incitent un nombre croissant d’entre elles à quitter leur pays d’origine.

Le paragraphe 46 de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing (ou plate-forme de Pékin) reconnaît les femmes migrantes en ces termes : « Le Programme d’action reconnaît que la réalisation de la pleine égalité et la promotion de la femme sont freinées par des facteurs tels que race, âge, langue, appartenance ethnique, culture, religion, ou présence d’un handicap, appartenance à une peuplade autochtone ou autres raisons. Nombre de femmes se heurtent à des obstacles spécifiques liés à leur situation de famille — en particulier les mères célibataires — et à leur situation socio-économique — notamment aux conditions de vie dans des régions rurales ou reculées, et dans des poches de pauvreté. Les réfugiées et autres femmes déplacées, y compris celles qui sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays, ainsi que les immigrantes et les migrantes, y compris les travailleuses migrantes, rencontrent des obstacles supplémentaires. Nombre de femmes sont particulièrement touchées par des catastrophes écologiques, des maladies graves et infectieuses, et diverses formes spécifiques de violence. »

Pourquoi migrent-elles ?

La migration des femmes, si elle est moins mise en exergue que celle des hommes, existe depuis l’époque coloniale : on avait alors besoin de leurs services dans les maisons des haciendas et autres propriétés terriennes. Cette demande a augmenté à mesure que les centres urbains se dont développés, favorisant le flux migratoire de jeunes filles et de très jeunes filles, surtout autochtones, des campagnes vers les villes.

Aux XIXe et XXe siècles, des femmes migraient déjà seules, mais elles passaient inaperçues pour des raisons sociologiques et démographiques. La migration massive des femmes à laquelle on assiste aujourd’hui trouve ses origines dans les conditions économiques des pays d’émigration. Une étude révèle que le Pérou et l’Équateur sont ceux qui comptent le plus d’émigrantes. Les données de l’Institut national des Statistiques et de l’Informatique (INEI) sont éloquentes : 44% des femmes au Pérou vivent dans la pauvreté et 15% dans l’extrême pauvreté. Rien qu’à Lima, plus de 52% d’entre elles sont pauvres ; parallèlement le nombre de femmes chefs de famille a augmenté (20,4% d’entre elles en 2002), ce qui est une des raisons qui les poussent à quitter le pays.

Les autres facteurs d’émigration sont les suivants :
 Le patriarcat régit le système matrimonial, ce qui signifie que les femmes, une fois mariées, doivent vivre avec la famille ou dans le village de leur époux.
 Des raisons de travail ou des motifs économiques : la division du travail selon les sexes fait que les femmes sont destinées au labeur domestique et aux fonctions de nourrices dans les familles « riches ». Ce sont des femmes issues du milieu rural et autochtone qui occupent ces emplois et, à l’échelle mondiale, les émigrantes des pays du tiers monde.
 Des stigmates familiaux ou communautaires : mères célibataires, victimes d’abus au sein de leur famille, femmes en rébellion contre les règles familiales ou communautaires, femmes répudiées, trompées, etc. Autant de cas qui « se résolvent » par l’émigration.
 Une tendance moins marquée par les relations patriarcales : les femmes sont de plus en plus nombreuses à décider de migrer seules, en toute autonomie, en s’appuyant sur des réseaux familiaux et sociaux qu’elles se sont souvent constituées par elles-mêmes ou qui l’ont été par d’autres femmes de leur entourage.

Dans la région latino-américaine, on a en outre assisté à une grande mobilité humaine. Il s’agit là d’une stratégie de survie pour une part importante de la population, dans sa majorité urbaine et sensiblement féminine. Selon les Nations unies, les femmes migrent aujourd’hui de plus en plus en tant que principale source de revenus, c’est-à-dire en tant que soutien de famille. Elles représentent ainsi 49,6% des flux migratoires mondiaux, bien que le chiffre varie considérablement selon les pays : il pourrait atteindre 70 ou 80% dans certains cas, comme au Honduras et au Salvador. Au Pérou, il est de 52,3%.

De plus, cette « féminisation de l’émigration » se serait traduite par des formes particulières de migration : migration commercialisée de travailleuses domestiques, de garde-malade, d’aides familiales pour les personnes âgées ou les handicapés ; migration et traite de femmes pour l’industrie du sexe ; migration organisée dans le cadre de mariages arrangés. Indicateur quantitatif de cette tendance, le gouvernement des États-Unis a reconnu que son pays accueillait près de 25% des 200 millions de migrantes du monde. Certes, la migration présente des avantages évidents pour les intéressées, mais encore faut-il que les conditions de la réussite soient réunies. Or, la migration irrégulière met les individus en grand danger, notamment les femmes et les enfants qui sont sujets aux abus et à la traite.

La majeure partie des travailleuses domestiques migrent des zones rurales afin de travailler dans les villes chez des particuliers. Elles sont d’autant plus dépendantes de leur employeur et vulnérables aux abus qu’elles sont déconnectées de leur communauté et dépourvues de réseau susceptible de les soutenir, qu’elles ne savent pas comment se débrouiller dans la vie urbaine ou négocier leurs conditions de travail.

Transferts d’argent : les moyens de l’indépendance ?

Une des conséquences les plus patentes de tout type de migration, et plus encore dans ce contexte d’internationalisation, est le flux croissant de transferts d’argent auxquels procèdent les émigrants, selon une périodicité variable, pour soutenir les proches qu’ils ont laissés dans leur pays d’origine. En raison même de leur impact économique, ces transferts on fait l’objet d’une certaine attention et d’études sur les sommes ainsi envoyées, leur périodicité, leur mode de transfert, les liens de famille avec les bénéficiaires, le type d’investissements et la façon dont sont distribués ces millions de dollars (OIM 2004 ; PNUD 2005 ; Banque mondiale 2006).

On distingue ainsi au moins quatre types de transferts d’argent :
 Transferts monétaires : une migrante envoie à son foyer d’origine une partie de ses revenus. Bien que les envois puissent se faire en nature, normalement le terme se réfère uniquement aux transferts d’argent.
 Transferts sociaux, ou diffusion culturelle : il s’agit des idées, des pratiques, des identités et du « capital social » qui se diffusent depuis les pays de destination des migrants jusqu’à leurs familles d’origine. La diffusion culturelle est le fait d’émigrants des deux sexes ; elle s’effectue par des lettres ou via d’autres formes de communication, comme le téléphone, le fax, Internet ou la vidéo. Elle peut modifier les relations familiales, le rôle des sexes ou le sentiment d’appartenance à une classe et à ethnie, et avoir un impact substantiel sur la participation politique, économique et religieuse.
 Transferts intra- et internationaux : les transferts intra-nationaux sont le fait de personnes qui migrent à l’intérieur même de leur pays d’origine, alors que les transferts internationaux sont le fait d’émigrants à l’étranger.
 Transferts individuels et collectifs : il s’agit de dons envoyés à des associations communautaires ou à des églises. Ces transferts collectifs ont des destinations diverses : fêtes religieuses, construction d’écoles, de routes, de centres de santé. De tels investissements ont des répercussions sociales, culturelles et politiques encore peu étudiées dans les pays latino-américains.

À titre d’hypothèse, on peut avancer qu’en chiffres absolus le montant des transferts monétaires intra- et internationaux réalisés par les femmes tend à être inférieur à celui des transferts effectués par les hommes, étant donné que les femmes connaissent des situations de travail précaires et qu’elles souffrent davantage du chômage. Cependant, leurs transferts ont tendance à être plus constants, et ce malgré le temps qui passe et les changements d’état civil. A contrario des hommes dont les envois deviennent moindres, notamment au fil des années qui s’écoulent loin de leur famille et lorsqu’ils ont construit un nouveau foyer. Il est possible que la contribution des femmes soit plus significative parce que celles-ci sont par essence les gardiennes des liens familiaux ; elles contribuent à « préserver le réseau affectif entre leurs enfants et les autres membres du foyer ».

Le fait d’être en mesure de réaliser des transferts d’argent a des effets aussi bien positifs que négatifs sur les femmes et sur la répartition des rôles selon les sexes. En un sens, le pouvoir des femmes peut s’en trouver augmenté, puisqu’elles deviennent sources de revenus et que leur apport financier contribue à renforcer les réseaux de solidarité familiale. De même, leur indépendance s’en trouve accrue car, en l’absence d’un conjoint, elles sont amenées à effectuer des tâches agricoles, à maintenir la discipline et à gérer l’économie familiale.

Les femmes envoient ou non de l’argent à leurs proches selon ce qui les a poussé à émigrer et selon leur place dans les relations avec les hommes :
 Si elles ont un foyer, elles se sentent obligées d’apporter un soutien affectif et économique à leur cercle familial.
 Si elles sont autonomes, elles envoient de l’argent occasionnellement ou seulement en cas d’urgence.
 Dans le cas d’une migration pour raisons matrimoniales, le transfert d’argent n’est pas de mise ; même si l’émigrante contribue à l’économie du foyer, elle exerce son rôle dans la sphère privée, tant dans son pays d’origine que dans celui d’arrivée.

Voyage vers l’incertitude

Le processus de mondialisation économique a eu, entre autres, des répercussions en termes de féminisation de la pauvreté, ce qui a accéléré et augmenté de manière massive les déplacements de populations menés par des femmes. Les politiques d’ajustement structurel ont contribué à l’élévation du taux de chômage qui, à son tour, a accéléré et féminisé les flux migratoires, tant en interne qu’à l’international.
 Du point de vue du genre, les flux migratoires qui se cantonnent à l’intérieur des frontières d’un pays sont préjudiciables aux femmes, dans la mesure où celles-ci se voient privées de leur rôle productif, de leur rôle politique et civique comme de leur « citoyenneté mondiale » et de ses attributs que sont l’égalité des droits inaliénables, indivisibles, indépendants et progressifs.
 La pauvreté, l’absence d’égalité des chances entre les sexes dans les pays d’origine se traduisent par un manque total de protection sur le chemin de la migration, faute de cadre juridique. Les migrantes deviennent alors des proies faciles pour les trafiquants et autres exploiteurs de rêves qui tirent partie des aspirations et des espoirs des femmes, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes.
 Malmenées pendant et après leur voyage migratoire, les femmes finissent par exercer un emploi irrégulier, non protégé, qui les met dans des conditions d’exploitation critiques. Au Pérou, il n’y a pas de lois ni de politiques de planification urbaine et régionale : les Péruviennes issues de la campagne et des zones périphériques migrent dans les grandes villes, où leurs conditions de vie sont précaires, dégradées, faute d’accès suffisant aux services et aux équipements communautaires.
 La traite des femmes ne se résume pas seulement à l’exploitation sexuelle, elle concerne aussi le travail domestique et le trafic de drogue – dont un cas concret est celui des femmes « burriers », c’est-à-dire les « mules », les passeuses de drogue , ainsi que d’autres formes d’économie souterraine. Il est particulièrement dangereux de travailler chez des particuliers pour les migrantes, car elles se voient cantonnées à un « rôle de domestique », à une « position de subordonnée à la sphère reproductive dans une société patriarcale et machiste » ; elles s’exposent, de plus, aux abus sexuels, au viol et au féminicide.
 Le transfert transnational du travail reproductif et la mondialisation excluante font porter les coûts sociaux sur une main-d’œuvre bon marché, issue de l’émigration féminine, qui se trouve en situation juridique irrégulière et dans une précarité sociale et économique : instabilité et saisonnalité du travail, conditions d’embauche peu encadrées. Autant d’obstacles qui se dressent contre les projets de migration familiale. (Rappelons, par ailleurs, que la migration entre dans des projets familiaux qui ne sont pas toujours décidés par les femmes.)

Dans le monde entier, on considère que le travail domestique est un secteur qui ne peut être régulé, qui se trouve en dehors des règles de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la dignité et la protection au travail.

Comment faire de la migration une opportunité ?

 Vaincre la pauvreté est évidemment un enjeu pour les femmes dans leur pays d’origine comme dans celui d’arrivée. Cela n’est possible que dans un pays qui a une dimension interculturelle, qui promeut un développement égalitaire, respectueux de la diversité.
 Migrer modifie les liens qui se nouent entre des mondes culturels différents. La majeure partie des migrants péruviens ont quitté le pays définitivement ; d’autres espèrent y revenir si les conditions sociales et économiques du Pérou s’améliorent.
 Les gens ont davantage conscience des opportunités de travail et de développement personnel qui existent dans les pays industrialisés. Cette perception est favorisée tout autant par l’intégration économique et la communication de masse que par l’accroissement et la modernisation des réseaux de transports et de communication.
 Les mouvements migratoires internationaux se sont étendus de manière significative des pays périphériques vers les pays centraux. De fait, il est assez aisé et rapide de trouver les moyens d’émigrer, et plus encore pour ceux qui ont déjà des liens avec des gens sur place qui les incitent à partir en les informant des opportunités, en facilitant leur arrivée, en réduisant donc les risques, et peut-être même en leur fournissant l’argent pour se lancer dans l’aventure.
 Quatre types de migration des talents – hommes ou femmes ont été identifiés : fuite de cerveaux (brain drain), circulation de cerveaux (brain circulation), récupération de cerveaux (brain recovery) et échange de cerveaux (brain exchange). Cette fuite des cerveaux est accentuée par le fait que les « nations industrialisées » ont un grand besoin de main-d’oeuvre qualifiée dans le secteur de la santé, secteur dans lequel travaillent essentiellement les femmes en raison de la baisse démographique et du vieillissement.

Les projets visant à améliorer les conditions des femmes migrantes devraient intégrer trois facteurs : l’organisation productive, l’organisation reproductive dans le cercle familial et la citoyenneté dans des conditions d’égalité. Et, bien au-delà, que ce soit dans les contrées d’origine ou dans celles d’arrivée, il faut concevoir des politiques qui non seulement prennent en compte la situation des femmes, mais considèrent aussi les variables « genre » et « générations » dans toute leur dimension. Il s’agit, en effet, d’envisager les besoins et les intérêts des familles migrantes dans leur ensemble.

Aida García Naranjo Morales est une éducatrice péruvienne et consultante auprès d’organisations sociales.