Extractivisme : un développement prédateur et écocidaire

Zoom d’actualité

, par CEDIDELP , GERGAUD Sophie

En ce début d’année, les ravages causés par l’extractivisme font de nouveau tristement l’actualité, tant du point de vue de l’accaparement des terres qu’il implique en amont que du côté de la pollution inévitable qu’il entraîne en aval. Ainsi, le 26 janvier 2016, le gouvernement équatorien a cédé à l’entreprise nationale chinoise Andes Petroleum 45% des terres ancestrales du peuple kichwa de Sarayaku. En échange de plusieurs millions de dollars, la Chine va donc pouvoir librement exploiter plus de 3 millions d’hectares de forêt vierge amazonienne (sur les 8 que compte le pays) – sans avoir bien évidemment obtenu le consentement libre, préalable et informé des populations locales qui résistent fortement depuis plusieurs décennies à toute exploitation pétrolière sur leur territoire dont elles entendent bien protéger l’extraordinaire biodiversité. Et ce n’est pas les dernières catastrophes écologiques qui frappent leurs voisins péruviens qui les feront changer d’avis : depuis le 25 janvier 2016, une gigantesque fuite de pétrole se déverse dans les rivières Chiriaco et Marañon en Amazonie péruvienne. Une semaine plus tard, c’est la province de Datem del Marañón, à Loreto, qui est touchée, accentuant ce désastre que les populations impactées – environ 8000 personnes - imputent directement au développement effréné d’une politique extractiviste peu contrôlée. L’entreprise d’Etat Petroperú n’a toujours pas réagi...
Surgissant à peine deux mois après la COP21, ces deux événements dramatiques montrent à quel point les Etats et les entreprises oublient vite leurs déclarations de bonnes intentions. Ils renforcent surtout la pertinence des propos tenus par la société civile et les communautés venues témoigner lors du 3e Tribunal international des droits de la nature, qui s’est tenu en parallèle du sommet mondial à Paris les 4 et 5 décembre derniers.

Extractivisme : la « planète-marchandise »

L’exploitation des ressources naturelles à l’échelle industrielle n’est pas nouvelle mais elle s’est récemment intensifiée et plusieurs ouvrages publiés ces derniers mois se sont intéressés à la question. Dans Extractivisme, Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances [1], Anna Bednik [2] définit l’extractivisme comme « un stade superlatif, obsessionnel voire idéologique de l’activité d’extraction, par analogie avec le "productivisme" et le "consumérisme" auxquels il est d’ailleurs étroitement lié ». Il s’agit d’exploiter massivement la nature, cette « planète-marchandise », sous toutes ses formes, afin d’en tirer un maximum de profit dans le cadre d’une perception du monde structurée par « ces "croyances" occidentales que sont les idées de "progrès universel de l’humanité" et de "développement", et les fausses solutions qui servent désormais de caution aux pratiques qui en découlent (le "développement durable", la "croissance verte", la "dématérialisation"...) ». L’ouvrage d’Anna Bednik montre parfaitement qu’au Sud comme au Nord, l’extractivisme est partout synonyme de transformation de vastes territoires en « zones de sacrifice » destinées à alimenter la mégamachine.

Dans « Creuser jusqu’où ? Extractivisme et limites à la croissance [3], les auteurs questionnent ce modèle de pensée qui a prévalu jusqu’alors et montrent qu’une alternative se fait de plus en plus présente : « Et si, au lieu de se préoccuper de la bonne façon de partager ce « gâteau » (sans trop salir la nappe), on s’interrogeait plutôt sur la pertinence même de le consommer ? (...) Ne s’agit-il pas d’une fuite en avant, sur un chemin qui ne mène nulle part, sinon à la destruction pure et simple de notre habitat terrestre et de nos sociétés ? Ne pourrions-nous pas vivre aussi bien, voire mieux, sans pratiquer ce type d’exploitation ? Si oui, à quelles conditions ? ».
C’est à la même interrogation que Nicolas Demartin essaie de répondre en analysant le cas particulier du Pérou dans son article « Extractivisme au Pérou : deux agendas pour l’usage de la terre » : « Les courants post-extractivismes latino-américains plaident pour une sortie en douceur du modèle actuel. (…) [Ils] ne s’opposent pas à l’exploitation des ressources naturelles mais plaident pour la réduction de l’intensité de l’industrie extractiviste, pour que cette dernière ne soit plus basée sur la demande mondiale des matières premières, mais sur les besoins régionaux. (…) Ces conflits miniers mettent ainsi la société dans son ensemble face à ses responsabilités ».

Alberto Acosta, quant à lui, ajoute le fait que l’extractivisme est, en substance, « toujours d’origine coloniale, et toujours violent », contraignant les populations locales au sous-développement. Ce qui est particulièrement prégnant dans les diverses analyses d’expériences réunies dans l’ouvrage collectif Les Indiens d’Amazonie face au développement prédateur [4]. Alors que, peu à peu, les politiques d’assimilation des Indiens d’Amazonie disparaissent des nouveaux textes constitutionnels, les droits fondamentaux des autochtones sont toujours bafoués, notamment par de multiples projets extractivistes qui fleurissent de plus belle, qu’il s’agisse d’exploitations de pétrole, de gaz, de minerais, des forêts...
L’extractivisme est ainsi devenu l’adversaire commun pour de multiples résistances collectives qui proposent d’autres façons d’habiter la terre, qu’elles sont venues défendre au 3e Tribunal international des droits de la nature.

Les tribunaux internationaux des droits de la nature

Impulsés par les ONG Global Alliance for the Rights of Nature, End Ecocide on Earth, NatureRights et par Attac France, ces tribunaux citoyens ont pour but de témoigner publiquement de la destruction des conditions de vie sur terre et de proposer de nouveaux instruments juridiques. Le premier tribunal s’est tenu à Quito, en Equateur, en janvier 2013, tandis que le second a eu lieu à Lima en décembre 2014 (voir le rapport « Des droits pour la terre, vers de nouvelles normes internationales »).
Déforestation, érosion de la biodiversité, fracturation hydraulique, prolifération de l’agriculture industrielle ou encore méga-barrages en Amazonie, autant de crimes contre les droits de la nature que cette cour citoyenne, constituée d’un panel de juristes et de personnalités internationalement reconnus, examine un à un. Elle statue ensuite sur des cas emblématiques de violations manifestes de droits sociaux et environnementaux tels que le réchauffement climatique, la fracturation hydraulique, les OGM, etc., en se basant sur les cadres juridiques émergeant du « Droit de la Terre » (Earth Law) tels que la Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère, signée en 2010 en Bolivie, et sur la proposition d’amendements au Statut de la Cour Pénale Internationale sur le crime d’écocide.

C’est un véritable changement de paradigme que proposent ces tribunaux : il s’agit d’aller au-delà de la simple perspective de protection de la nature en considérant cette dernière comme un sujet de droit à part entière et en reconnaissant aux écosystèmes le droit d’exister et de se perpétuer. Ces droits peuvent donc être revendiqués en justice et toute violation entraîne condamnation.

Cette 3e édition était présidée par Cormac Cullinan, avocat sud-africain spécialisé dans le droit de l’environnement, et si de nombreux sujets ont été abordés – comme par exemple les OGM avec José Bové, Vandana Shiva et Marie-Monique Robin entendus comme experts -, les témoignages d’écocides liés à l’extractivisme ont représenté une part importante des plaintes entendues. C’est le cas notamment des Secoya qui se battent aux côtés de 30 000 paysans et autochtones d’Equateur pour faire reconnaître ce qu’ils nomment le « Tchernobyl amazonien » : la pollution de toute une région de l’Amazonie par la compagnie pétrolière Texaco-Chevron, « une catastrophe écologique "trente fois plus grave" que la marée noire de l’Exxon Valdez et "quatre vingt fois plus" que celle de BP dans le golfe du Mexique », mais dont on parle si peu...

En clôture des deux jours de procès, la procureur Linda Sheehan a appelé les juges à condamner le traité rédigé le 5 décembre à la COP21 et « à le considérer comme illégal étant donné son déni des causes du changement climatique telles que la fracturation hydraulique et l’extraction énergétique conventionnelle, son refus de nommer les gouvernements et les peuples responsables de dommages spécifiques et de reconnaître les violations des droits de la Nature, des êtres humains et tout particulièrement des peuples autochtones ».

Une bouteille à la mer ?

Évidemment, les jugements rendus par ces tribunaux civils n’ont aucune valeur contraignante. Mais ils n’en restent pas moins une tribune privilégiée pour les populations impactées afin de se faire entendre de la communauté internationale et de renforcer leur lutte en établissant des alliances, comme l’explique Pablo Fajardo, avocat des victimes de Texaco-Chevron en Equateur : « Je n’ai aucune confiance dans nos gouvernants et je n’attends rien de la COP. Mon espoir vient de mouvements sociaux comme celui-ci, qui agrègent des organisations, des gens de différents continents. Toutes ces alliances nous rendent plus forts ».
C’est également l’occasion de réaffirmer le droit au consentement préalable, libre et informé, précisément dans le contexte des abus pratiqués par les industries extractives, et de réfléchir ensemble aux stratégies nécessaires pour imposer son application.

Du côté de chez nous...

La France, loin d’être épargnée par l’appétit prédateur de l’extractivisme, est directement concernée. Dans l’ouvrage Gaz de schiste, le choix du pire, Jacques Ambroise et Jean-Marc Sérékian montrent que la menace de la fracturation de la roche-mère couve toujours en Europe, bien que ses risques soient dorénavant bien connus. Le Parlement européen a ainsi sabordé la charte de l’environnement en allouant, en mars 2014, un budget conséquent aux forages d’exploration, tandis que l’État français a délivré des autorisations d’exploration des gaz et huiles de schiste à des sociétés pétrolières sans qu’aucune consultation des citoyens directement concernés n’ait eu lieu au préalable... Mais les mouvements de contestation et les collectifs anti-gaz de schiste restent aujourd’hui encore mobilisés et appellent d’ailleurs à l’action le 28 février prochain, à Barjac. Les collectifs demandent le respect des recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), afin de tenir l’engagement pris à Paris de maintenir le réchauffement à 1,5°C. Une seule solution pour cela : laisser 80% des énergies fossiles en cours d’exploitation dans le sol et décider d’un moratoire général sur tout nouveau permis, existant ou en instruction - conformément à ce qu’a annoncé Ségolène Royal.

A voir, à écouter

  • Le message des Sarayaku de l’Amazonie équatorienne à l’occasion de la COP21 (en anglais) - 2mn20
  • Action "Canoes2Paris" lors de la COP21 - 5mn, Un film de Sophie Gergaud
  • Des autochtones acheminent le « canoë de la vie » de l’Amazonie à Paris pour appeler à l’action climatique - Democracy Now ! (en anglais) - 5mn

Notes

[1Extractivisme, Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le passager clandestin, janvier 2016

[2Anna Bednik est journaliste indépendante, engagée dans divers mouvements et réseaux anti-extractivistes (collectif Aldeah, collectifs anti-gaz et pétrole de schiste)

[3« Creuser jusqu’où ? Extractivisme et limites à la croissance, Ecocité, novembre 2015

[4Les Indiens d’Amazonie face au développement prédateur, L’Harmattan, février 2016