Défis et alternatives face au changement climatique

En se réchauffant, l’Arctique change et attise les convoitises

, par Basta ! , PETITJEAN Olivier

Impossible, dans l’Arctique, d’échapper à la réalité du changement climatique. Au cours des décennies écoulées, la région située à l’intérieur du cercle polaire s’est réchauffée deux fois plus vite que le reste de l’hémisphère Nord. Chaque année, les médias internationaux font leurs grands titres sur le nouveau record de fonte de la banquise, et sur la proportion de plus en plus importante de l’océan Arctique devenue une mer ouverte durant l’été. Ce mois de février 2016 a vu de nouveaux records de température : 5ºC de plus que la normale selon la NASA, voire 10ºC de plus à certains endroits. Les régions polaires vont-t-elles se retrouver « dépossédées de leur hiver », comme le craignent les habitants de Fort Yukon, en Alaska  [1] ?

La fonte des glaces ne constitue en réalité que l’aspect le plus spectaculaire des profonds bouleversements climatiques que connaît l’Arctique. Risques accrus de tempêtes voire de cyclones (comme celui qui a frappé la région pour la première fois de son histoire durant l’été 2012, et qui a duré pas moins de deux semaines), feux de forêts massifs (comme ceux qui ont carbonisé 6 % du territoire de l’Alaska et 4 % de celui du Yukon en 2004, ou provoqué des centaines de morts en Sibérie en 2012 et 2015), accroissement des précipitations en automne et fonte précoce des neiges au printemps…

Ces phénomènes climatiques nouveaux se traduisent, par effet de cascade, en bouleversements écologiques et sociaux. Les premiers affectés par ces transformations rapides sont les Inuit et les autres populations autochtones du Grand Nord, dont les cultures « se sont développées en association étroite avec ce monde frigide » et qui sont « déjà dans un état de rapide réorganisation économique et de réajustement social » [2]. La chasse et la pêche, importantes à la fois culturellement et pour la survie même de ces communautés, deviennent de plus en plus difficiles, aggravant l’insécurité alimentaire qui règne depuis toujours dans la région.

La biodiversité, témoin des mutations de l’Arctique

À quoi ressemblera la région polaire dans un siècle ? Les scientifiques estiment que l’océan Arctique pourrait être totalement libre de glaces durant l’été d’ici 2040, voire 2030. En 2100, des arbres à feuilles caduques auront remplacé en grande partie les conifères et, plus au Nord, des arbres auront poussé là où il n’y avait que glaces et toundra. Les neuf dixièmes de l’habitat des caribous auront alors disparu. Encore n’est-ce là que le scénario le plus consensuel, peut-être trop optimiste. Cela fait des années que l’Arctique change beaucoup plus rapidement que prévu.

L’évolution de la biodiversité, en particulier animale, illustre la profondeur des changements en cours. Le réchauffement fragilise l’habitat de certaines espèces et encourage d’autres à s’avancer davantage vers le Nord. Les ours polaires, en particulier, sont touchés de plein fouet par la fonte des glaces, qui constituent leur terrain naturel pour chasser le phoque. Du coup, les grizzlys sont de plus en plus nombreux dans l’Arctique, occupant le terrain laissé vacant par les ours blancs ou se mélangeant à eux, créant une nouvelle espèce hybride. Pumas et coyotes s’aventurent également pour la première fois dans le grand Nord canadien sur les traces de leurs proies habituelles, cerfs et élans, désormais mieux adaptés à ces paysages en pleine mutation que les caribous. La disparition de la barrière de glace permet aux saumons du Pacifique de remonter eux aussi vers le Nord. C’est la même chose pour les orques, jusqu’alors inconnus dans ces contrées, qui s’attaquent aux narvals et aux bélugas que les Inuit ont d’autant plus de mal à capturer.

Les activités industrielles, aussi dangereuses que le réchauffement

Certes, l’Arctique a déjà changé plusieurs fois de climat au cours des millénaires écoulés, et l’histoire longue montre que les espèces animales sont capables de s’y adapter. Le problème pour les ours polaires et les caribous est que le réchauffement actuel est beaucoup plus marqué et beaucoup plus rapide que dans le passé, et que les changements qui en découlent se conjuguent aux effets de l’activité humaine – la chasse, certes, mais aussi et surtout les activités économiques. Forages pétroliers et gaziers, mines, routes et base militaires contribuent à détruire ou déstabiliser encore davantage des habitats déjà fragilisés.

Pour beaucoup d’acteurs économiques, l’ouverture de l’Arctique a en effet plutôt le caractère d’une aubaine que d’une catastrophe. Les multinationales pétrolières et minières, en particulier, se promettent d’exploiter les vastes ressources restées jusqu’ici inaccessibles sous les glaces. On estime que l’Arctique abrite pas moins de 30 % des réserves récupérables globales de gaz naturel, et 13 % des réserves récupérables de pétrole. D’autres secteurs sont eux aussi mobilisés par les perspectives de développement de la région, notamment ceux de la pêche et du transport. Le premier lorgne sur les vastes stocks de poisson que recèlent les fonds sous-marins relativement inexploités de l’Arctique, particulièrement dans la vaste zone au centre de l’océan Arctique qui n’est sous la juridiction directe d’aucun pays. Le second se réjouit de l’ouverture de routes maritimes beaucoup plus courtes entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du nord, celle du « Passage Nord-Est » par la Russie et celle du « Passage Nord-Ouest » via le Canada.

Cette ruée vers les ressources de l’Arctique comporte des risques environnementaux majeurs. Greenpeace a par exemple déjà sonné l’alarme sur les dégâts causés par la pêche industrielle autour de l’archipel norvégien de Svalbard, qualifiés de « Galapagos arctiques  », au Nord de la mer de Barents. Mais ce sont évidemment les risques liés à l’exploitation pétrolière qui focalisent les débats. Les tentatives de Shell de forer en quête de pétrole dans les eaux de la mer des Tchouktches, au large de l’Alaska, en 2011-2012 puis en 2015, en particulier, ont suscité une immense controverse internationale. L’abandon de ces recherches par Shell « pour le futur prévisible  » à la fin de l’année 2015, après une dépense de plusieurs milliards de dollars, ne doit pas cacher le fait que l’exploitation pétrolière et gazière se poursuit dans d’autres endroits de l’Arctique. Gazprom exploite ainsi depuis 2013 le gisement pétrolier offshore de Prirazlomnoye, dans la mer de Kara. Novatek développe en partenariat avec le groupe français Total un énorme projet gazier dans la péninsule de Yamal. Et, en mars 2016, la firme pétrolière italienne Eni a mis en opération une plateforme pétrolière offshore dans l’Arctique norvégien, le projet Goliat, dans la mer de Barents.

Les conséquences de la marée noire de l’Exxon Valdez sur les côtes méridionales de l’Alaska, en 1989, se font encore sentir aujourd’hui, malgré des opérations de nettoyage qui auront coûté au total plus de deux milliards de dollars. Si c’est à ce jour le pire désastre environnemental causé par l’homme de l’histoire de la région, celle-ci a connu des centaines d’incidents mineurs provoqués par l’industrie pétrolière depuis les années 1960. La survenue d’accidents pétroliers dans l’Arctique non seulement n’est pas impossible ; elle est virtuellement certaine. Or nous ne disposons ni des moyens ni des technologies nécessaires pour y faire face. On ne sait même pas séparer efficacement le pétrole de l’eau glacée en cas de marée noire…

Grand jeu diplomatique

Malgré ces risques, les États riverains de l’Arctique – Russie, Norvège, Danemark (via le territoire autonome du Groenland), Canada et États-Unis (via l’Alaska) – se précipitent aujourd’hui pour cartographier de vastes zones polaires précédemment négligées, dans l’espoir d’ajouter à leur territoire et d’y découvrir de précieuses ressources naturelles. Depuis le début des années 2000, Canada et Russie s’affrontent pour la souveraineté sur le pôle Nord. En 2007, les Russes ont envoyé des plongeurs planter en fanfare un drapeau au fond de l’océan sous le pôle Nord, devant les caméras de la télévision nationale. Les relations se sont également tendues entre Canadiens et Danois autour d’un îlot inhabité de l’archipel Arctique, l’île Hans – chacun des deux pays envoyant à tour de rôle ses soldats occuper symboliquement le terrain et y planter un drapeau. Canada et États-Unis se disputent une partie de la mer de Beaufort. Et ainsi de suite.

Pour l’instant, au-delà des gesticulations militaires sans conséquence, aucun de ces différends ne paraît de nature à dégénérer jusqu’à remettre en cause le cadre de coopération mis en place il y a plusieurs décennies avec le Conseil Arctique, une instance diplomatique regroupant les huit États riverains du cercle polaire (États-Unis, Canada, Danemark, Islande, Finlande, Suède, Norvège et Russie) ainsi que les représentants des populations autochtones. Les pays concernés prennent néanmoins leurs marques, à l’image du Canada qui fait construire une base militaire à Nanisivik, au Nord de l’île de Baffin. Les États-Unis disposent déjà quant à eux d’une base militaire tout au nord du Groenland, à Thulé. Et si, entre les États souverains de l’Arctique, tout se règle encore par le dialogue, il n’en va pas de même vis-à-vis des acteurs extérieurs, comme en témoigne la détention en 2013 par la Russie de trente militants de Greenpeace qui avaient tenté d’aborder la plateforme offshore de Prirazlomnoye.

D’autres pays sont venus progressivement rejoindre ce grand ballet géopolitique autour de l’Arctique, à commencer par la Chine, qui a beaucoup investi dans la région. En 2013, le Conseil Arctique a admis comme nouveaux « observateurs permanents » la Chine, mais aussi le Japon, la Corée du sud, Singapour, l’Inde et l’Italie [3]. Autant de pays plutôt éloignés de la région polaire, mais intéressés par ses ressources et ses routes maritimes… Le Conseil Arctique tel qu’il existe n’a pas de pouvoirs contraignants, et se consacre au moins autant à favoriser le développement des ressources naturelles de la région qu’à protéger son environnement. C’est pourquoi certains acteurs en appellent à l’adoption d’un traité international sur l’Arctique dans le cadre des Nations unies, qui leur apparaît comme le seul moyen efficace de protéger la région dans le contexte de la fonte programmée de la banquise [4]. Une perspective qui n’est pas forcément vue d’un bon œil, on s’en doute, par les grands États du cercle polaire.

Il y a néanmoins des précédents. Dans les années 1960, un grand traité international avait été signé en pleine guerre froide, suite à la mobilisation de l’opinion publique, pour sauver (déjà) les ours polaires, alors menacés par une chasse intensive. Certes, aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur ces animaux sont de nature sensiblement différente, et les réponses risquent de heurter davantage d’intérêts établis. Autre exemple : le traité international sur l’Antarctique, entré en vigueur en 1961, qui a donné au continent austral le statut de réserve naturelle et scientifique internationale et y interdit toute activité militaire et toute forme d’exploitation de ses ressources. Cependant, les différences entre l’Arctique et l’Antarctique sont nombreuses, à commencer par leur degré d’éloignement des grands pôles économiques mondiaux et le nombre de gens qui y vivent : autour de trois millions de personnes vivraient à l’intérieur du cercle polaire Nord, dont les deux tiers en Russie, tandis que l’Antarctique est un désert, exception faite de quelques bases scientifiques.

En attendant un hypothétique traité international, le destin de l’Arctique est donc entre les mains des États de la région et, dans une bien moindre mesure, des populations autochtones, tandis que l’opinion publique internationale et les écologistes continueront à essayer de faire entendre leur voix dans ce concert d’intérêts discordants. « La fin de l’Arctique tel qu’il a existé pendant toute la période moderne est devant nous aujourd’hui, écrit le journaliste canadien Edward Struzik. Ce à quoi il ressemblera à l’avenir dépend en partie de nos choix politiques, en tant que gens du Nord ou gens du Sud, sur ce que nous voudrions qu’il soit. » Cette partie du monde ne doit pas être seulement le symbole d’un réchauffement catastrophique et irréversible, dont il ne resterait qu’à subir passivement les conséquences tout en profitant autant que possible des opportunités qu’il offre. Alors même que la région subit de manière accélérée les effets du changement climatique, il reste l’heure de faire des choix.