Eau, bien commun. Climat, territoires, démocratie

Sommaire du dossier

Introduction

Passerelle n°18

, par LE STRAT Anne

Préface au numéro de Passerelle Eau, bien commun. Climat, territoires, démocratie par Anne Le Strat, consultante, ex-Présidente d’Eau de Paris, co-fondatrice d’Aqua Publica Europea.

Le monde est engagé dans une nouvelle ère qui le voit confronté à la vulnérabilité de ses écosystèmes et à des tensions accrues sur ses ressources naturelles. Pour la première fois à cette échelle, ses conditions d’existence même sont menacées. Est-il nécessaire de rappeler que l’eau, première ressource vitale, assure toute vie sur terre ? Indispensable au monde du vivant, elle conditionne aussi l’ensemble des activités humaines, de notre quotidien à nos économies, de notre sphère intime à la géopolitique.

Elle est aussi la première des ressources touchées par les conséquences du dérèglement climatique. Il n’y a aucun doute que le réchauffement des températures engendré par l’émission des gaz à effet de serre est un facteur aggravant des pressions sur les ressources en eau, même s’il reste des incertitudes scientifiques quant à leur ampleur. Le dernier rapport du GIEC [1], comme les précédents, dessine des scénarios hydrologiques inquiétants, pointant le risque accru d’un changement abrupt de la composition, de la structure et de la fonction des écosystèmes marin, terrestre et d’eau douce, y compris des zones humides. L’augmentation importante de l’acidification des océans s’accompagne de la réduction de la biodiversité marine. Plus généralement, de nombreuses espèces terrestres, d’eaux douces et marines connaissent une modification de leur répartition géographique et de leurs activités. L’impact sur les précipitations n’est et ne sera pas uniforme, mais aggravera les disparités mondiales actuelles avec une grande probabilité de diminution des précipitations dans les régions sèches et d’augmentation dans de nombreuses régions humides.

Sur l’ensemble de notre planète, la réalité du dérèglement climatique est déjà observable, notamment la profonde modification des systèmes hydrologiques, affectant les ressources en eau aussi bien en termes de quantité que de qualité. De la Californie au Bangladesh de très nombreuses populations subissent des phénomènes extrêmes tels que des vagues de chaleur, des sécheresses, des inondations et des cyclones. La ville du Cap en Afrique du Sud a connu en ce début d’année 2018 sa plus grave sécheresse depuis plus d’un siècle. De plus en plus, nos sociétés et les écosystèmes sont fortement exposés à la variabilité du climat et se révèlent grandement vulnérables.

Dans ce nouveau contexte climatique, les contraintes humaines sur les ressources en eau pèsent de plus en plus fortement. Les prélèvements d’eau ont été multipliés par plus de sept en un siècle, pour cause d’accroissement démographique, d’utilisation agricole intensive et d’urbanisation galopante. Au cours du XXe siècle, la surface mondiale des terres irriguées a été multipliée par cinq et représente environ 70% du total des prélèvements en eau. En plus des pressions quantitatives, s’accroissent les phénomènes de dégradation de la qualité des eaux, affectant les eaux de surface comme souterraines. L’agriculture, première consommatrice d’eau, est aussi une des principales sources de pollution. Aujourd’hui encore, malgré les Objectifs de développement durable fixés par l’ONU, les besoins humains élémentaires ne sont pas assurés : près d’une personne sur trois n’a pas accès à une eau potable gérée en toute sécurité [2] et deux sur trois à un service d’assainissement géré en toute sécurité.

Face à ces enjeux, le dérèglement climatique ne fait qu’aggraver les inégalités sociales, environnementales et territoriales. Il fragilise les conditions d’existence sur de nombreux territoires, dont certains pourraient devenir inhabitables. Il menace notamment la sécurité alimentaire, de nombreuses études montrant que les impacts négatifs du changement climatique sur les rendements des cultures sont plus importants que les impacts positifs. Les aléas climatiques conduisent à toujours plus de restrictions d’usage de l’eau. Les conflits d’usages se multiplient qui voient sur un même territoire s’affronter pour le partage des ressources hydrauliques des usagers agricoles, des acteurs économiques et des populations locales.

Le paradoxe est que ce constat empirique ne s’accompagne pas d’actions responsables face à ces risques et besoins accrus. Pire : les activités humaines dévastatrices pour le climat, les ressources naturelles et par voie de conséquences pour l’humanité redoublent de vigueur. La déforestation continue de croître, les industries extractivistes prospèrent, le gaspillage et le pillage des ressources se généralisent. Aux maux climatiques causés par les activités anthropiques s’ajoutent les maux directs de la mauvaise gestion humaine des ressources en eau. Si les contextes socio-économiques et politiques diffèrent, les exemples de mauvaise gestion en zones urbaines comme rurales sont légions, et quelques-uns nous sont donnés à voir dans ce Passerelle. De plus en plus de mégalopoles sont confrontées à des crises liées à l’eau ; des populations rurales ne peuvent plus disposer des ressources hydrauliques nécessaires à leurs besoins. Très souvent le fruit d’un désengagement de la sphère publique au profit d’intérêts privés, ces tendances reflètent l’esprit du capitalisme actuel, engagé dans une course financière, dans une logique d’extension de la marchandisation du vivant, et dans la poursuite d’un modèle de croissance à bout de souffle et insoutenable. Mais il existe aussi de par le monde des exemples réussis de mobilisations citoyennes et politiques qui portent un autre modèle de gestion de l’eau, avec en contre- point un autre modèle de société. Ce Passerelle nous en livre des témoignages, en offrant une nouvelle grille d’analyse qui place les questions d’eau au cœur de la transition écologique que nos sociétés doivent engager.

La ressource en eau ne doit cependant plus être vue seulement comme un pro- blème à résoudre, comme une source potentielle de crise, mais comme une opportunité pour penser différemment nos activités dans leur ensemble. Nous faisons face à un enjeu de civilisation, car il nous faut opérer une rupture avec nos modes de vie actuels, avec nos habitus de consommation, de production, de mobilité, etc. Plus globalement il s’agit d’une rupture avec la manière de penser nos relations avec le monde du vivant, avec l’ensemble des écosystèmes auxquels nous sommes indissociablement liés. Il s’agit de concevoir un autre modèle de société capable de répondre au bouleversement climatique à l’œuvre, à la raréfaction des ressources naturelles et au déclin accéléré de la biodiversité. L’eau dans ses différents usages occupe une place centrale dans cette redéfinition.

Face à ces nouveaux défis, il faut renouveler les politiques publiques, créer des outils pour renforcer la résilience des territoires, déconcentrer les processus de décision. Cela implique des intersections croissantes entre les enjeux d’eau, d’énergie, d’utilisation des terres, d’alimentation, d’urbanisme, de biodiversité, etc. Les exemples illustrant cette nouvelle approche sont nombreux, que ce soit de nouvelles pratiques agricoles agro-environnementales, l’écologisation des villes, une gestion démocratique et concertée de l’eau... Les alternatives existent, elles sont expérimentées aux quatre coins du monde. Elles sont souvent limitées dans leur généralisation faute de moyens, mais surtout par défaut de volonté politique et parce qu’elles se heurtent à des lobbys puissants, gardiens d’intérêts privés bien établis.

À rebours de la tendance actuelle Il faut inverser le rapport de forces toujours plus favorable aux multinationales face aux autorités publiques et aux citoyens. Qu’observe-t-on sur le terrain ? Une logique financière qui s’est substituée à une logique industrielle ; une captation des bénéfices au profit des grands groupes et des pratiques de prédation des ressources naturelles plutôt que de leur préservation. Il faut au contraire plus de régulation et de gestion publique, et plus de participation des populations dans les processus de décision. « Public » s’entendant d’ailleurs au sens large : cela peut être des collectifs d’usagers et d’habitants, des communautés locales, des villes comme des États. La gestion publique n’est pas vertueuse en soi et il lui faut des contre-pouvoirs notamment citoyens. Mais l’eau doit être gérée comme un bien commun et non marchand, dans une logique de long terme et non de rentabilité de court terme indexée sur le cours de la Bourse ; dans une approche holistique dans laquelle comptent les territoires et les écosystèmes et non dans une approche techniciste où priment les grandes infrastructures ; dans une approche transversale et décentralisée, et non verticale et technocratique. Il faut respecter les grands cycles de l’eau, retisser des liens entre les populations, les territoires et leurs milieux naturels. La notion de « droit humain à l’eau », consacrée par les Nations unies en 2010, doit prendre corps sur le terrain, en devenant un outil pour une plus grande démocratie de l’eau, un cadre pour une gestion enfin solidaire et durable, dans l’intérêt des peuples, des territoires... et de l’eau !

Anne Le Strat

Passerelle n°18 - Eau, bien commun. Climat, territoires, démocratie

Notes

[15e rapport d’évaluation du GIEC, adopté le 1er novembre 2014 à Copenhague.

[2Les services d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement gérés en toute sécurité font référence à une eau potable tirée d’une source située sur place, disponible en cas de besoin et exempte de contamination, ainsi qu’à des toilettes permettant de traiter et d’éliminer les excréments de manière sûre.