Batailles autour du budget et lutte des classes aux États-Unis.

, par Common Dreams

Cette article a été traduit de l’anglais au français par Cendrine Lindman et Isabelle Breton, traductrices bénévoles pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Common Dreams : Battles of the Budget and a War Between the Classes

Par Paul Krugman.

Publié le vendredi 4 janvier 2013 dans The New York Times.

Le fantasme centriste d’une « Grande Entente » à propos du budget n’a jamais tenu la route. Dans l’hypothèse où une sorte d’accord aboutirait, les acteurs principaux auraient tôt fait de revenir sur leur décision - probablement dès qu’un républicain occuperait la Maison-Blanche.

Car la réalité est que nos deux partis politiques principaux se livrent une lutte acharnée pour influencer l’évolution de la société américaine. Les démocrates veulent préserver l’héritage du New Deal [1] ainsi que de la Great Society [2] : la Sécurité sociale et les programmes sociaux Medicare et Medicaid, et y ajouter ce que tous les autres pays développés ont déjà c’est-à-dire une couverture plus ou moins universelle des soins de santé essentiels. Les républicains veulent faire machine arrière ce qui permettrait une baisse d’impôts significative pour les plus riches. Il est clair qu’il s’agit bien d’une guerre des classes.

Le combat portant sur le gouffre budgétaire n’était que l’un des épisodes de cette guerre. Il s’est terminé, semble-t-il, par une victoire stratégique des démocrates. Reste à savoir s’il ne s’agissait pas d’une victoire à la Pyrrhus, annonciatrice d’une défaite plus lourde.

Pourquoi parler de victoire stratégique ? Principalement à cause de ce qui ne s’est pas passé : il n’y a eu aucune réduction des prestations sociales.

Cela n’était absolument pas couru d’avance. En 2011, l’administration Obama aurait, dit-on, été prête à relever l’âge d’admissibilité au programme Medicare, invention politique tout aussi épouvantable que cruelle. Cette fois-ci, elle envisageait une réduction des prestations de la Sécurité sociale en modifiant la formule d’ajustement en fonction du coût de la vie, idée moins atroce qui aurait néanmoins entraîné pour beaucoup des difficultés considérables - et qui aurait probablement été autant catastrophique sur le plan politique. Mais en fin de compte, rien de tout cela ne s’est produit. Et les progressistes, toujours soucieux de voir le président Obama beaucoup trop enclin à transiger sur les principes de base, ont poussé un soupir de soulagement.
Il est à noter également quelques points très positifs, du point de vue des progressistes. L’extension de la durée des prestations complémentaires de chômage a été prolongée d’un an, ce qui représente un avantage non négligeable pour de nombreuses familles, et relance de façon significative nos perspectives économiques (en effet, cet argent sera dépensé, ce qui permettra de préserver l’emploi). D’autres prestations à destination des familles à bas revenus ont été prolongées de cinq ans - mais malheureusement l’allègement des cotisations sociales ne sera pas renouvelé, au détriment des foyers fiscaux et de la création d’emplois.

Les progressistes se plaignent de la législation surtout du fait qu’Obama a moins ponctionné les riches que ce qui était prévu - environ 600 milliards de dollars contre 800 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie. Cependant, il est utile de relativiser et de voir les choses ainsi : une estimation raisonnable serait que le produit intérieur brut soit d’environ 200 billions de dollars sur les dix prochaines années. Ainsi, même si les prélèvements avaient été au niveau des attentes, ils ne représenteraient encore que 0,4 pour cent du P.I.B. alors qu’en réalité ils ne s’élèvent qu’à 0,3 pour cent. D’une façon comme de l’autre, cela ne ferait pas de grande différence dans les futures batailles budgétaires.

Et puis, non seulement les républicains ont voté en faveur d’une hausse des impôts pour la première fois depuis des décennies, mais l’ensemble des mesures fiscales entrant maintenant en vigueur (les nouveaux prélèvements relatifs au programme Obamacare ainsi qu’à la nouvelle législation) entraînera une réduction significative des inégalités de revenus, car c’est principalement un pour cent, voire 0,1 pour cent, des contribuables aux revenus les plus élevés, qui seront touchés, bien davantage que les familles à revenu moyen.

Alors pourquoi tant de progressistes - moi y compris - sont-ils tellement anxieux ? Parce que nous redoutons les affrontements à venir.

Selon les règles élémentaires de la politique, les républicains ne devraient avoir que très peu de pouvoir de négociation. Étant donné que les démocrates occupent la Maison-Blanche et détiennent la majorité au Sénat, le GOP [3] n’est pas en mesure de légiférer ; et puisque la priorité politique majeure des progressistes ces dernières années, à savoir la réforme du système de santé, est déjà entérinée, il est clair que les républicains n’ont pas vraiment de monnaie d’échange.

Mais il reste au GOP le pouvoir de détruire, en particulier en refusant d’augmenter la limite d’endettement - ce qui serait à même de causer une crise financière. Et les républicains n’ont pas caché leur intention de mettre en œuvre cette capacité qui est la leur pour obtenir de force des concessions politiques majeures.

Or, le président a déclaré, à juste titre, qu’il ne négocierait pas dans ces conditions-là. Menacer de s’en prendre à des dizaines de millions de victimes innocentes pour arriver à ses fins - ce qui n’est autre que la stratégie du GOP – est vraiment une tactique politique inacceptable.

Mais est-ce qu’Obama restera sur sa position anti-chantage lorsque viendra le moment de vérité ? Il a vacillé lors des affrontements sur la limite de l’endettement en 2011. De plus, durant les derniers jours des négociations concernant le gouffre budgétaire, il a clairement montré sa réticence à laisser passer la date butoir. Les conséquences du non-respect de l’échéance risquent d’agraver ce qui touche au plafond d’endettement et n’augurent pas très bien de la détermination de l’administration dans ce corps à corps.

Ainsi, comme je l’ai dit, d’un point de vue tactique, le gouffre budgétaire s’est soldé par une modeste victoire pour la Maison-Blanche. Mais il n’est pas exclu que cette victoire puisse encore se transformer en défaite, et ce, dès les prochaines semaines.

Notes

[1New Deal (Nouvelle donne) est le nom donné par le président américain Franklin Delano Roosevelt à sa politique interventionniste mise en place pour lutter contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis entre 1933 et 1938.

[2Great Society (Grande société) désigne un programme et un ensemble de mesures de politique intérieure des États-Unis dans les années 1960. Proposée et mise en place par le président Lyndon B. Johnson, elle s’inscrivait dans la continuité de la Nouvelle Frontière de John F. Kennedy dont certaines initiatives étaient dans l’impasse.

[3GOP, Grand Old Party, c’est ainsi que se désigne le parti républicain américain.

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Paul Krugman est professeur d’économie et de relations internationales à l’université de Princeton et chroniqueur régulier pour le New York Times. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 2008. Il est l’auteur de nombreux ouvrages comme : "The Conscience of A Liberal", "Pourquoi les crises reviennent toujours" et "Sortez-nous de cette crise…maintenant !".