Petit tour de la « Presse Pas Pareille » en Méditerranée

Le Ravi migre en Italie

, par Le Ravi , CHASSOT Clément

Comme en France, la presse transalpine classique est à la merci du « grande capitale ». Avec des moyens très limités, la presse indépendante se fait rare et ne vit, à part une poignée d’exceptions, grâce au bénévolat.

Une du journal Male

« 5 euros l’article dans un quotidien, parfois 2 ou 3 euros dans le sud du pays, maximum 20 dans un grand hebdomadaire… C’est la galère. Comment voulez-vous que les journalistes soient indépendants avec des salaires pareils ? » Andrea Paracchini, journaliste de 33 ans d’origine milanaise aujourd’hui en poste, en France, à Altermondes [1], sait de quoi il parle : « Je ne voulais pas quitter le pays, mais il n’y avait pas de boulot. » La presse, ce n’est pas un secret, se porte mal en Europe. « Mais c’est encore pire en Italie ! », tranche-t-il. Baisse du nombre de lecteurs, du marché publicitaire : les revenus éditoriaux de la presse quotidienne nationale sont passés de 3 milliards d’euros en 2010 à 2 milliards en 2014. Pour ne rien arranger, la caisse des retraites de la profession (en Italie le journalisme est constitué en ordre) est sur le point de s’effondrer… Parallèlement, le métier se précarise. Fin 2013, 62 % des journalistes italiens étaient pigistes (contre 18 % en France), avec des revenus moyens d’à peine 11 000 euros par an.

Ce contexte laisse peu de place à la presse indépendante. « Ceux qui l’animent sont souvent bénévoles, constate Andrea Paracchini. Il existe beaucoup de petites structures, surtout sur le web, mais il n’y a pas de modèle économique et encore moins de success story à la Mediapart. » Parmi ces petits éditeurs, on trouve des sites comme Qcodemag.it, au design très léché, qui se concentre sur l’actualité internationale. Rares sont donc les structures viables, où les journalistes sont payés. Altreconomia [2] fait exception. Cette coopérative édite un mensuel de 52 pages, depuis 1999, et dispose d’un site web actif. Le média est spécialisé dans l’économie, notamment solidaire, même s’il traite aussi de politique, de social et publie régulièrement de longues enquêtes. « Nous décryptons le monde par le prisme de l’économie, explique le rédacteur en chef Pietro Raitano. Et nous essayons aussi de trouver un équilibre entre les "bonnes" et les "mauvaises" nouvelles : tout n’est pas négatif dans le monde économique. »


Des aides publiques intéressées

La coopérative Altreconomia, basée à Milan, se compose de 630 membres, la plupart des lecteurs. « Nous avons fait ce choix par souci d’indépendance, explique le jeune rédacteur en chef. Personne ne peut se proclamer propriétaire d’Altreconomia et cela colle avec nos fondamentaux : l’économie solidaire n’appartient à personne… » Avec 4 journalistes à temps plein, une trentaine de collaborateurs à l’année, 10 000 lecteurs dont deux tiers d’abonnés, le titre affiche une renommée nationale grâce à ses enquêtes de qualité… Le tout sans aides publiques. « Nous ne sommes pas contre le principe d’aides publiques mais en Italie, c’est automatiquement conditionné à un soutien politique et nous ne voulons pas de ça, affirme Pietro Raitano. Nous sommes libres d’écrire ce que nous voulons, nous prenons notre temps, apportons quelque chose de nouveau. Et je crois que c’est ce que les lecteurs veulent... »

Les quotidiens nationaux perçoivent beaucoup d’argent public tout en étant, comme le Corriere della Sera, La Reppublicca ou la Stampa, contrôlés par de grands industriels ou financiers tels Fiat, Pirelli, Chrysler ou de grands établissements banquiers. Il Giornale est lui détenu par la famille Berlusconi, à la tête d’un empire médiatique immense. Ce qui fait dire à Giovanna Cracco, rédactrice en chef à Pagina uno (voir encadré) que l’état de la liberté de la presse est terrible. L’Italie est en effet classée 73ème sur 180 pays en 2015, entre le Nicaragua et la Moldavie. « Au-delà de cet actionnariat directement lié au pouvoir, des personnes influentes naviguent entre conseils d’administration de grands médias et grandes compagnies, poursuit-elle. Les journaux perdent de l’argent mais ces grosses entreprises s’y résignent pour contrôler l’opinion publique. » Et il faut ajouter à ce panorama, une loi sur la diffamation assez sévère et des menaces sur des journalistes enquêtant sur la mafia.

Gramsci se retourne dans sa tombe
Parmi les médias « mainstream » se distinguent Il Fatto quotidiano et Il Manifesto. Même si le premier, pour Pietro Raitano, « est trop lié au mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo ». La coopérative Il Manifesto, à l’origine communiste, est le seul quotidien de gauche critique envers le pouvoir de centre gauche, mais il traverse de gros problèmes financiers. Enfin, L’Unita, le quotidien créé par Antonio Gramsci en 1924, n’est plus que l’ombre de lui-même, roulant clairement pour Mateo Renzi, l’actuel président du Conseil.

La satire a une longue tradition italienne depuis le 19ème siècle à travers des titres comme L’Asino, fermé en 1925 par le régime fasciste. Mais des titres plus récents comme Il Male ou Cuore, ont disparu. « Beaucoup de dessinateurs qui étaient mes amis sont partis travailler pour de grands quotidiens. Je ne leur en veux pas mais cela a tué la presse satirique », déplore Vincenzo Sparagna, figure de la presse satirique italienne, aux faux airs de Cavanna, et directeur de Frigidaire (voir encadré).

Dernier exemple d’une presse indépendante italienne : Redattore sociale  [3]. Ce média basé à Firmo, même s’il dispose d’une vitrine web gratuite, est surtout une agence de contenus spécialisée sur le social (handicap, immigration…) qui emploie une vingtaine de journalistes. Adossé à une ONG, la Comunità di Capodarco, Redattore Sociale compte plus de 300 abonnés et vend ses contenus à des médias nationaux ou à des institutions nationales, toujours sans argent public. Redattore sociale organise tous les ans des séminaires pour former les journalistes à s’emparer des sujets sociétaux. « La profession prétend souvent que les sujets économiques ou politiques sont les plus compliqués à traiter. Je ne le pense pas !, lâche Stefano Trasatti, le rédacteur en chef. Les petits jeunes que nous avons formés ont grandi. Et les sujets sur l’immigration, par exemple, sont mieux traités aujourd’hui : nous avons semé une graine ! » Quand la presse indépendante forme les médias de masse…

La République de Frigolandia

Vincenzo Sparagna, figure de la presse satirique italienne, a créé la République de Frigolandia dans le centre du pays. Sorte de Groland italien. Mais en vrai.

Vincenzo Sparagna ne veut pas percevoir d’argent public de la façon dont il est distribué aujourd’hui à la presse en Italie. C’est même lui qui en donne à l’Etat en payant, depuis 2005, 10 000 euros par an pour occuper une ancienne colonie fasciste : 600 mètres carrés de petites maisons et 1 hectare de parc sur la commune de Gianno dell’Umbria. Vincenzo Sparagna, sorte de Cavanna italien, journaliste et dessinateur, est souvent présenté comme le « grand-père » de la satire italienne. « J’en suis à peine le fils », rigole-t-il.

Autoproclamée « République », Frigolandia édite deux journaux satiriques vendus ensemble : Frigidaire (qui existe depuis les années 80) et Il nuovo male. La République, structurée en association, compte 550 citoyens de toute l’Italie. Le journal, distribué dans les kiosques, se vend à 8 000 exemplaires. Avec trois journalistes permanents et de jeunes collaborateurs « qu’on ne peut malheureusement pas payer très cher », les deux journaux sont composés d’enquêtes, de BD, reportages, dessins, photos à la Hara-Kiri…

Sparagna s’est fait une spécialité : le pastiche. Comme cette fausse Pravda, en 1980, annonçant la fin du soviétisme. Plusieurs fois inquiété par les autorités locales, qui prennent ses rédacteurs pour des dépravés, ou par des hommes politiques nationaux, Frigidaire a toujours gagné. L’indépendance à la barbe des bien-pensants !

La presse à prix libre

Bien souvent, les acteurs de la presse indépendante sont bénévoles. Même quand il s’agit d’éditer des revues sérieuses comme Pagina uno, sorte de Monde Diplomatique à l’italienne selon les dires de Giovanna Cracco, sa rédactrice en chef, (une journaliste bénévole donc !). Fondée en 2007, la revue est un bimestriel, auparavant distribué en librairie. « Les kiosques ne vendent pas les bimestriels ici », explique-t-elle. Les librairies boudant peu à peu la revue, « préférant vendre des jouets ! », le PDF est désormais, depuis 2014, consultable en ligne gratuitement. Mais il est possible de s’abonner et de faire des dons…

« Tout est garanti sans pub et les articles sont sous la licence Creative commons parce qu’il est important pour nous de faire circuler l’information gratuitement. Mais ce qui est épatant c’est que depuis que tout est gratuit, les dons, abonnements ou achats au numéro sont plus importants ! » La revue, à la ligne éditoriale de gauche, compte une quinzaine de collaborateurs, « qu’on ne peut malheureusement pas payer » : journalistes, citoyens, écrivains, professeurs qui écrivent sur des sujets politiques, sociaux, conflits d’intérêts économiques ou mafieux.

Article initialement publié sur le site Le Ravi