Le printemps soudanais se change en un long et sinistre été

Le Soudan passera-t-il d’un hiver arabe à un autre sans passer par le printemps ?

, par Global Voices , ZUCKERMAN Ethan

Les manifestant·es font face aux Quartiers Généraux de l’armée à Khartoum. @M.Saleh (CC BY-SA 4.0)

Quand les manifestant·es ont forcé Omar al-Bashir à quitter le pouvoir au Soudan en avril après 30 ans de dictature, ce fut indéniablement une bonne nouvelle pour le monde. Bashir est recherché par la Haye depuis 2008, pour génocide et crimes de guerre au Darfour et sa destitution a été une étape clé pour la construction d’un Soudan libre et démocratique, mais aussi de la justice au Darfour.

Mais ce qui a suivi au Soudan a été beaucoup moins encourageant. Les militaires soudanais ont promis des élections, mais pas avant deux ans. Le conseil militaire de transition (TMC), les dirigeants militaires maintenant à la tête du pays, ont inclus des proches de Bashir tel que le lieutenant général Ahmed Awad Ibn Auf, suspecté d’avoir dirigé les massacres de la milice Janjawid au Darfour. Nombre d’expert·es sur le Soudan soupçonnent Mohamed Hamdan Dagalo, aussi connu sous le nom de Hemedti, d’être celui qui tire les ficelles et dirige réellement le TMC, où il occupe officiellement la position de vice-président. Hemedti a non seulement recruté et dirigé de nombreux combattants janjawid qui ont réprimé la dissidence par la violence au Darfour— il a aussi été accusé d’avoir recruté des enfants soldats au Darfour et les envoyer se battre dans la guerre civile sanglante du Yemen pour le compte des Saoudiens.

Malgré les dangers évidents, les contestataires soudanais·es pro-démocrates sont de retour dans les rues, exigeant la transition immédiate vers un gouvernement civil. Leurs exigences se sont heurtées à une extrême violence. Le 3 juin, les forces de l’ordre, dont les Forces d’Intervention Rapide (RSF)—dont les membres sont les vétérans des milices janjawid responsables des pires massacres au Darfour— ont tué plus de 100 manifestant·es, jetant les corps dans le Nil, violant et dépouillant les civils arrêté·es aux postes de contrôle.

En dépit de ces incidents horribles, les citoyen·nes soudanais·es ont continué à se battre, lançant une grève générale le lundi 9 juin.

La lutte autour d’Internet

Comme dans la plupart des conflits actuels, un aspect important de la lutte entre les militant·es et les militaires soudanais est l’information. Ce sont des groupements de la classe moyenne soudanaise tels que l’Association des Professionnels Soudanais et les Docteurs du Comité Central Soudanais qui, par le biais des réseaux sociaux, et en particulier de Facebook, ont organisé les manifestations face aux militaires et chassé Bashir. Depuis le massacre du 3 juin, l’Internet mobile soudanais a été en grande partie coupé, rendant beaucoup plus difficile l’organisation sur Internet et la dénonciation des conditions vécues le terrain. Le gouvernement soudanais avait par le passé coupé Internet pendant 68 jours pour combattre les manifestations qui ont fini par provoquer la destitution de Bashir.

Facebook a joué un rôle important dans la participation des femmes aux manifestations contre Bashir. Tamerra Griffin décrit les groupes Facebook exclusivement féminins, dédiés à l’origine aux potins, mais qui ont été mobilisés pour identifier les officiers de sécurité d’État abusifs, lesquels ont alors été harcelés et parfois chassés de leur propre quartier. La présence des femmes dans les mouvements contestataires et le chant Zagrounda —le hululement d’une femme— sont devenus le symbole de la révolte. Bashir a déclaré, de façon mémorable, qu’on ne pouvait pas changer de gouvernement par WhatsApp ou Facebook. Sa destitution suggère que le pouvoir des réseaux sociaux comme outils de mobilisation est systématiquement sous-estimé par les gouvernements.

Mais maintenant, il semble que les militaires utilisent les réseaux sociaux au moins autant que l’opposition. Internet n’a pas été entièrement coupé—le gouvernement a pu conserver sa présence sur Facebook, représentée par au moins quatre pages contrôlées par la RSF, diffusant le point de vue des vétérans des milices sur les événements. L’activiste soudanais Mohamed Sunliman organise une campagne de pétition exigeant que Facebook supprime ces pages car elles font la promotion de la violence contre des manifestant·es pacifiques.

En plus de combattre la propagande soudanaise sur Facebook, les activistes soudanais·es à l’intérieur du pays et dans la diaspora recherchent le moyen de restaurer l’accès Internet pour toute la population, afin qu’elle puisse continuer à organiser des manifestations et documenter la violence du gouvernement. Les activistes organisent des réseaux de partage d’informations en plus des SMS et des appels, mais je reçois également des appels d’ami·es soudanais·es qui se demandent si des technologies comme le Loon de Google pourraient être utilisées pour permettre une connexion localisée sur Khartoum. (La réponse : peut-être. Loon sert d’antenne pour les réseaux de télécommunication existants, et ces réseaux, au Soudan, ont été obligés d’interrompre leur connexion. De plus, un ballon flottant à 20 km au dessus d’une ville est une cible très attractive pour un missile.)

Jusqu’à très récemment, les quelques Soudanais·es qui avaient accès à l’ADSL ouvraient leur réseau wifi ou partageaient leur mot de passe avec leurs ami·es, les invitant à poster des messages depuis chez eux. Il y a quelques jours je regardais des reportages—non confirmés—annonçant que même l’ADSL avait été coupée. Il se peut que cela marque le début d’une nouvelle période de répression.

On déplore maintenant la perte de la dernière voie d’accès à Internet disponible, via Sudani ADSL.
Cela finit de plonger le Soudan dans une obscurité qui l’enveloppe, alors que tout accès à Internet est devenu presque impossible, ce qui éloigne juste assez les médias de la milice « janjaweed » du TMC pour leur permettre de continuer d’abuser et de tuer les Soudanais·es. https://t.co/4WDs0YhvAP
— Space Cadet (@nourality) 10 juin 2019

Le matin du 10 juin, Yassir Arman, une figure majeure du Mouvement de Libération du Peuple Soudanais qui a combattu Khartoum pour l’indépendance du Soudan du Sud, a déporté à Juba dans un hélicoptère militaire.

Un hélicopter militaire m’a déporté de Khartoum à Juba contre ma volonté. Je ne savais pas où ils m’emmenaient. Je leur ai demandé de nombreuses fois. Ils m’ont attaché dans hélicoptère avec les Camarades Ismail Khamis Jalab et Mubarak Ardol.
— Yassir Arman (@Yassir_Arman) 10 juin 2019

Il se peut que le contact entre les Soudanais·es et les activistes sur le terrain qui ont été obligé·es de fuir le pays et qui documentent la situation à partir de pays voisins, devienne un mode d’information sur le Soudan de plus en plus important.

Qui se ressemble s’assemblent, et les soutiens du gouvernement militaire ont le portefeuille bien garni : l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont versé 3 milliards de dollars d’aide financière aux dirigeants militaires. Étant donnés les liens étroits entre l’administration de Trump et les gouvernements de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis— qui vont jusqu’à contourner le Congrés états-unien pour vendre des armes à ces régimes — il semble peu probable qu’une pétition à la Maison Blanche pour reconnaître la RSF comme organisation terroriste soit approuvée de si tôt. (Au contraire l’Union Africaine — qui, par le passé et de manière regrettable, a ignoré les méfaits de dirigeants militaires africains — a suspendu le Soudan après la répression de ce week-end.)

Ce que nous pouvons faire pour aider

Il est difficile de savoir ce que l’on peut faire, en tant que simple citoyen·ne, face à une situation comme celle du Soudan. Quelques idées sur ce qui pourrait être vraiment utile :

– Soyez attentif·ves et demandez aux autres de faire de même. Les actes de tous les gouvernements, même militaires, sont freinés par le regard de l’opinion publique. Si l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis comprennent que des gens surveillent en fait ce que les militaires soudanais font, cela pourrait les décourager de soutenir un gouvernement dirigé en partie par des criminels génocidaires accomplis. La reporter Yousra Elbagir rapporte ce qui se passe sur le terrain à Khartoum et ses tweets sont extrêmement utiles. Decla Walsh, le chef du bureau du New York Times, fait d’excellents reportages sur le terrainReem Abbas, une journaliste et bloggeuse soudanaise, partage du contenu d’excellente qualité, la plupart en arabe. La synthèse d’Al Jazeera sur le conflit est excellente, mais je crains que leur tendance à couvrir les événements par des interviews sur Skype en limite la portée à partir de maintenant.

– Dans l’optique d’amener les gens à s’intéresser à ce qui se passe au Soudan, je recommande l’épisode du Patriot Act, parfois un peu loufoque mais de bonne foi, d’Hasan Minhaj sur le mouvement pro-démocrate soudanais et la réaction violente du gouvernement militaire.

– Faire pression sur les organisations qui aident à légitimer le gouvernement militaire. Y compris Facebook, qui ne devrait pas héberger des pages des Forces d’Intervention Rapide, ou pour toute entité associée à un gouvernement militaire transitoire.

Les 2 téléopérateurs soudanais, — MTN et Zain — sont des entreprises internationales qui pourraient (en théorie) être poussées par la pression à passer outre l’exigence militaire d’interrompre leurs services. Zain est une entreprise du Koweït, ce qui signifie qu’elle est fortement influencée par l’Arabie Saoudite, mais MTN, en tant qu’entreprise sud-africaine, pourrait être sensible à la pression des actionnaires, aux poursuites judiciaires, etc. L’Internet Society a publié un communiqué appelant le Soudan à rétablir Internet. Mais il est impossible d’affirmer qu’ils seraient un relai pour les manifestations visant à faire pression sur MTN.

– Il peut être difficile d’envoyer de l’argent sur le terrain au Soudan. Tandis que l’administration de Trump a levé certainrs sanctions financières sur le Soudan en 2017, d’autres découlant du conflit au Darfour perdurent. Mes ami·es au Soudan ont attiré mon attention sur Bakri Ali et l’association USA des ancien·nes étudiant·es de l’université de Khartoum, une organisation de type 501c3 qui utilise leur exonération d’impôt pour apporter un soutien aux contestataires démocrates.

Il est difficile, rétrospectivement, de se souvenir de l’enthousiasme qui avait accompagné la révolution égyptienne et plus largement le printemps arabe. Mais après seulement un an du gouvernement démocratiquement élu des Frères musulmans, une dictature militaire s’est remise en place. Ce qui est à craindre à l’heure d’aujourd’hui est que le Soudan puisse passer directement d’une dictature à une autre — d’un hiver arabe à un autre sans passer par le printemps. Certain·es manifestant·es soudanais·es ont utilisé le slogan « la victoire ou l’Égypte », considérant le retour à une dictature comme le pire scénario possible. Le pire scénario est encore pire — c’est la perspective d’une violence militaire systématique comme au Darfour, sans que la Communauté Internationale intervienne. Les mêmes personnes sont aux commandes, et nous détournons déjà le regard.

Voir l’article original en anglais sur le site de Global Voices