Climat : choisir ou subir la transition ?

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Rendre l’économie moins aveugle à ses propres dégâts

, par KALINOWSKI Wojtek

La communication d’entreprise abonde d’engagements en faveur de la soutenabilité environnementale et sociale, et pourtant les résultats concrets de leurs actions s’avèrent globalement très décevants. Les ONG dénoncent régulièrement le cynisme et le « greenwashing » des multinationales, mais il en va de tout le système économique, qui ne mesure pas ce qui compte réellement et qui oriente les acteurs dans le mauvais sens. Là où la démarche de telle ou telle entreprise est sérieuse, elle se heurte par conséquent aux contraintes du système ; en témoignent les efforts des acteurs du commerce équitable par exemple, qui non seulement peinent à sortir des « niches de marché » auxquelles ils sont confinés mais font face aux pressions croissantes de la part de la grande distribution.

Parallèlement à la recherche de modèles économiques alternatifs et aux initiatives locales, il faut donc poursuivre les efforts – certes très difficiles – pour changer le cadre régulateur dans lequel évoluent les entreprises mais aussi les consommateurs et tous les autres acteurs du système. Les outils proposés pour y parvenir sont nombreux : certains sont classiques, comme les taxes ou les quotas négociables, d’autres plus iconoclastes, comme les propositions actuelles de changer le système monétaire lui-même. Ils présupposent tous un certain savoir technique, mais soyons clairs : les imposer réellement dans la régulation relève surtout de la lutte politique, car de puissants intérêts y sont en jeu.

Changer les prix relatifs- : normes, taxes, quotas…

Le problème économique fondamental est celui de la valorisation, ou plus largement de la mesure. L’activité économique interagit sans cesse avec le monde physique, y prélevant toutes les ressources nécessaires et y rejetant de la pollution, mais sa valorisation monétaire et tout le système des indicateurs restent (presque) complètement aveugle à ces interactions. Depuis les travaux de l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou (1877-1959), l’économie environnementale classique propose pourtant de mesurer les « externalités négatives » des activités, à savoir des situations où les coûts environnementaux liés à une décision sont reportés sur les tiers, alors que les bénéfices restent individuels. L’idée est d’« internaliser » ces coûts dans les prix des biens et des services échangés sur le marché – une tâche qui dépasse largement les capacités du marché lui-même, malgré la confiance excessive que placent en lui les économistes libéraux. Il ne s’agit donc pas de laisser aux acteurs de marché de mettre un prix mais d’introduire une « valeur sociale » à chaque type de dégât, établie par l’État ou un régulateur extérieur. Les outils de régulation qui en découlent sont connus : écotaxes, bonus-malus, tarifications, etc.

Crédits : Paul Faladreau

Vouloir assigner un coût aux « externalités négatives » est une méthode souvent indispensable (difficile de s’en passer en pratique) mais tout aussi souvent défaillante, car elle repose sur une idée parfaitement irréaliste de mesurer l’impact écologique de chaque activité ou chaque produit. Fort heureusement, une alternative existe : c’est celle d’imposer directement des normes environnementales contraignantes, par exemple des limites maximales de rejets polluants, bannissant les produits et les procédés techniques qui ne s’y conforment pas. C’est ainsi qu’on a supprimé le plomb dans l’essence en Europe, par une réduction progressive des quantités physiques jusqu’à la suppression totale en 2000, et c’est ainsi que les normes « EURO » baissent - lentement, compte tenu de la résistance des constructeurs et du soutien que leur apportent les États - le niveau des émissions pour les voitures neuves.

Les normes sont plus fiables et plus simples à introduire que les « signaux-prix », mais elles s’appliquent plus facilement aux produits qu’aux comportements humains. Limiter les émissions d’une voiture par kilomètre parcouru est une chose, rationner le nombre de kilomètres disponibles à chaque automobiliste en serait une autre (un tel rationnement n’est pourtant pas difficile techniquement : on pourrait l’organiser à l’aide des « cartes carbone » par exemple, une idée qui fait son chemin parmi les chercheurs et les militants mais pas encore parmi les partis politiques). Or c’est justement la consommation finale qui compte, car les gains d’efficience par unité sont bien souvent compromis par une consommation accrue. Là où la réglementation rencontre des limites politiques ou pratiques, il faut donc agir sur les prix relatifs, laissant aux entreprises et aux ménages le soin de faire leurs propres arbitrages : continuer comme avant et payer davantage ou revoir sa consommation, investir dans des procédés techniques nouveaux, changer son mode de vie...

Plus récemment, les normes et les écotaxes ont été complétées par les permis d’émission négociables, appliqués aux activités industrielles les plus énergivores (centrales thermiques, raffineries de pétroles, cimenterie, sidérurgie, industrie
papetière…). L’Union européenne a été la première à mettre en place, en 2005, un
marché des permis pour plus de 11 000 installations présentes sur son territoire [1] et responsables d’environ 40 % de ses émissions globales, mais des systèmes similaires émergent progressivement dans d’autres régions du monde. Le choix entre taxe et marché de permis est au cœur des débats entre économistes [2] ; la première joue sur la variable prix et laisse au marché le soin de décider la quantité finale des émissions, le second fixe d’emblée un volume des émissions autorisées et laisse au marché le soin d’en fixer le prix. En théorie, il paraît plus important de limiter les volumes, mais force est de constater que jusqu’ici, le marché européen des permis n’a pas permis d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions. Les normes et les taxes apparaissent comme des instruments plus fiables, aussi parce qu’elles offrent aux acteurs plus de prévisibilité.

Au-delà des prix, le système monétaire

Aux fondements de tous ces outils se trouve le système monétaire lui-même, paramétré pour une accumulation infinie et une croissance exponentielle des richesses, alors que la richesse physique est un flux qui ne peut être stocké, ou alors très difficilement. La contradiction est patente entre les limites physiques de la planète et les « droits de prélèvement » sur la richesse physique future (la production future) qui ne cessent de s’accumuler au sein du système financier mondial. La valeur des actifs sous gestion – fonds de pensions, SICAV, assureurs, etc. – s’élève actuellement à quelques 70 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de la taille du PIB mondial en dollars courants, et grimpera selon les prévisions des analystes à quelques 100 000 milliards d’ici à 2020.

C’est évidemment une illusion monétaire fondamentale que de voir dans ces chiffres l’assurance d’un monde toujours plus riche ; néanmoins c’est une illusion capable de façonner le réel, jusqu’à l’absurde : les gestionnaires d’actifs en charge de cette montagne d’avoirs financiers ont longtemps promis des rendements sans aucun rapport avec les limites physiques de la planète, s’adonnant à des activités de plus en plus spéculatives pour maintenir l’illusion en vie. Aujourd’hui, frustrés par le ralentissement de la croissance mondiale, déstabilisés par la crise financière à laquelle ils avaient eux-mêmes contribué, ils cherchent de nouvelles activités spéculatives, alors même que des investissements manquent pour financer les projets de transition écologique, projets dont nous dépendons pour notre survie même. Difficile de trouver une plus triste illustration de la légende du roi Midas, qui a failli mourir de faim parce qu’il pensait que la vraie richesse c’était de l’or.

Réguler la mondialisation

Une fois introduits sérieusement dans notre système de mesure et de valorisation des activités économiques, ces différents outils révéleraient de nombreux coûts cachés de la mondialisation. L’aveuglement actuel est certes le même quelle que soit l’échelle d’activité économique – régionale, nationale, mondiale… – , et le « localisme » n’est pas forcément une garantie de soutenabilité. Mais dans une économie dont les chaînes d’approvisionnement et de production sont largement mondialisées, les multinationales peuvent par exemple choisir de localiser leur production là où la protection de l’environnement est plus laxiste. Dans certains cas l’opinion publique locale parvient à stopper le dumping écologique, dans d’autres sa voix demeure trop faible et les dirigeants politiques sont trop liés aux intérêts économiques responsables de la dégradation de l’environnement naturel.

Un autre aspect du même problème concerne l’impact écologique des approvisionnements lointains. Les volumes de marchandises transportées à l’échelle du globe se sont multipliés par 32 depuis les années 1950 et représentent actuellement environ 10% des émissions mondiales de CO2. En extrapolant les tendances passées, où la croissance du fret a été étroitement corrélée à celle du PIB, l’OCDE prévoit qu’entre 2010 et 2050, le transport de marchandises sera encore multiplié par six en volume dans les pays en développement et par deux dans les pays de l’OCDE.

Il paraît donc nécessaire de baisser les volumes en choisissant plus soigneusement ce qu’on transporte à l’échelle mondiale et ce qu’on produit localement. La bonne nouvelle dans la mauvaise, c’est qu’une bonne partie de la réponse au problème du fret renvoi au secteur énergétique : mesuré en tonnage, l’essentiel du fret est consacré à transporter le charbon et le pétrole, qui représentent près de 12 milliards de tonnes par an, soit la moitié du tonnage mondial. La transition vers les énergies propres produites localement offre donc la voie royale pour réduire les besoins du commerce lointain.

Troisièmement, la mondialisation renforce encore la logique des économies d’échelle
et la recherche des marchés capables d’absorber une offre toujours plus abondante.
L’obsession des volumes qui en résulte génère des surcapacités productives ainsi que
leur corollaire : modèles économiques fondés sur matraquage publicitaire, obsolescence programmée, gaspillage écologique. Les régions hautement spécialisées deviennent vulnérables aux fluctuations de la demande, les monocultures de l’agriculture intensive s’effondrent avec le moindre changement climatique. Si la résilience est la capacité de résister au choc extérieur et de récupérer une fois que le choc s’est produit, nous comprenons facilement qu’un système fondé sur une spécialisation spatiale poussée à l’extrême n’est pas résilient : les gains de productivité sont partagés entre les consommateurs, le capital et le travail, mais les dégâts sociaux et environnementaux incombent surtout aux populations vivant sur les territoires touchés.

Face à quoi, on évoque parfois des mesures de protectionnisme écologique, par exemple une taxe carbone aux frontières de l’UE comme une alternative à une (préférable mais encore plus improbable) taxe mondiale. Mais la réponse générale consiste à intégrer, au moyen des accords de filières ou d’autres outils, les critères sociaux et environnementaux dans les chaînes de production et d’approvisionnement mondiales, autrement dit à récréer un cadre régulateur allant de l’extraction des matières premières jusqu’au recyclage [3]. Les accords cadres négociés entre les syndicats des pays développés et les multinationales offrent un exemple des tentatives qui vont dans ce sens.

Augmenter la résilience des territoires

Parallèlement, l’introduction des vrais critères de soutenabilité reviendrait à renforcer le rôle des territoires et du tissu productif local. Là encore, il ne s’agit pas tant de choisir entre ces deux principes – insertion dans les marchés externes et développement endogène – que de la bonne articulation des deux. C’est dans chaque secteur spécifique que celle-ci pourra être trouvée : l’agriculture et les énergies renouvelables se prêtent aux formes de production radicalement « démondialisées » destinées exclusivement aux marchés locaux ou régionaux, voire aux modes de production non marchands, tandis que d’autres secteurs exigent une certaine concentration physique, par exemple pour pouvoir appliquer les principes de l’écologie industrielle où les déchets des uns deviennent la matière première ou la source d’énergie des autres.

Il n’est donc pas sûr non plus que le protectionnisme soit automatiquement une option « verte » : son périmètre n’est pas local mais national, et les obstacles qu’il dresse à la circulation des marchandises sont bien souvent aveugles aux conditions naturelles – les voies de navigation fluviales et maritimes, largement préférables aux camions, relient les territoires indépendamment des frontières politiques qui les découpent. Ce n’est pas la préférence nationale mais la mesure des flux de matières et de la consommation d’énergie qui doit présider à l’organisation de l’appareil productif et des chaînes de distribution de demain.

Un territoire résilient n’est donc pas « sorti » de la mondialisation : il s’agit plutôt d’une réorganisation des filières et d’une économie polycentrique, avec plusieurs sphères d’échanges (locale, régionale, mondiale..) imbriquées l’une dans l’autre mais relativement autonomes, capables d’offrir aux individus un pouvoir d’achat et une protection indépendamment de l’évolution des autres sphères. Cette autonomie relative mériterait d’être protégée et renforcée par des outils pour valoriser les capacités productives locales, comme les monnaies locales. Ces monnaies émergent un peu partout mais relèvent pour l’heure des initiatives purement locales et demeurent par conséquent fragiles, se heurtant de front à l’organisation économique actuelle, signalant un problème de fond sans parvenir à lui apporter une solution. En résultat, leur impact se situe pour l’instant surtout sur le plan de la sensibilisation citoyenne. Pour en faire un levier d’une économie plus résiliente, il faut les accompagner par une politique publique cohérente, par exemple en autorisant les collectivités territoriales à accepter une partie de l’impôt local en monnaie locale, en utilisant le levier de la commande publique, etc [4].

Notes

[1Plus précisément, dans les 27 pays de l’Union européenne ainsi qu’en Norvège, au Liechtenstein et en Islande

[2Voir par exemple Roger Guesnerie, Pour une politique climatique globale. Blocages et ouvertures, Éditions rue d’Ulm, Collection Cepremap, 2010.

[3C’est qu’on peut appeler une « filière durable » ; pour une présentation détaillée de ce concept et des accord de filière, voir Pierre Calame, L’Essai sur l’Oeconomie, Éditions Charles-Léopold Mayer, 2009, pp.434.

[4Voir Wojtek Kalinowski, « L’impact socio-économique des monnaies locales et complémentaires », Note de l’Institut Veblen, novembre 2014. http://www.veblen-institute.org/IMG/pd /impact_socioeconomique_des_monnaies_locales_et_complementaires-2.pdf