Baloutchistan : Région pakistanaise insoumise

Introduction

, par CIIP

Le conflit au sein de la province pakistanaise du Baloutchistan est un grand oublié de la communauté internationale. Il dure pourtant depuis 1947, date de la création de la République islamique du Pakistan, et s’est peu à peu traduit en une crise humanitaire qui touche l’ensemble de la province. Comme tout conflit, celui-là trouve ses racines dans l’histoire : l’histoire politique bien sûr, mais également l’histoire des idées. Ainsi, une série de décisions politiques et d’événements individuels ont vicié les relations entre un gouvernement et sa province administrative au point de dégénérer en un conflit vieux de plusieurs décennies, tantôt larvé, tantôt armé, avec un prix payé par les habitants aujourd’hui, dans l’ignorance générale.

1876-1947 : Émergence d’une conscience nationale baloutche

Région du sous-continent indien, le Baloutchistan longe les côtes du golfe d’Oman et de la mer d’Arabie, pour s’étendre au sud-est du plateau iranien. C’est une vaste étendue aride, montagneuse et balayée par les vents.
Les Baloutches s’y seraient installés au cours du XIe siècle, migrant depuis le sud de la mer Caspienne. Peuple de guerriers et d’éleveurs nomades, ils y développèrent une société tribale, morcelée ou fédérée selon l’époque, dont l’apogée est généralement située au milieu du XVIIIe siècle, notamment sous l’égide de Nasir Khan, sixième khan [1] du royaume de Kalat.
Puis, à la fin du XIXe siècle vinrent les colons anglais, sous la coupe desquels tomba le territoire. Ils fracturèrent le Baloutchistan selon deux frontières qui se perpétuent jusqu’à nos jours. La première, la ligne Goldsmid, sépare en 1871 l’Empire britannique des Indes et de la Perse. La seconde, la ligne Mortimer-Durant, délimite en 1893 la frontière avec l’Afghanistan.

Par ailleurs, le pays étant sur la route de Kaboul, il fallait en sécuriser le passage. Après une tentative d’annexion brutale, les britanniques optèrent pour une stratégie autorisant une large autonomie à la province. Ils laissèrent l’administration aux autorités locales, tout en s’assurant de leur coopération, d’un passage sécurisé, par le biais d’intermédiaires placés auprès du khan et de gratifications des chefs tribaux (les sardars).

L’idée d’un Baloutchistan autonome commença à faire son chemin parmi les élites baloutches dès les années 1930. Le départ des Britanniques se faisait de plus en plus prévisible, il fallait travailler à en dessiner le paysage posthume. Par ailleurs, le mouvement de la Ligue musulmane, qui aboutit à la création du Pakistan, prenait ses racines en Inde et n’avait pas réellement de partisans chez les Pachtounes et les Baloutches. Les partisans d’un État baloutche souverain défendirent alors la spécificité culturelle, ethnique, linguistique et historique de leur peuple face à ceux qui prônaient la religion musulmane commune pour justifier l’intégration des Baloutches dans le futur Pakistan.
En 1947, le projet d’indépendance échoua, le Baloutchistan obtint sa forme actuelle, découpé entre la province du Sistan-Baloutchistan à l’est de l’Iran, la province administrative du Baloutchistan au sud-ouest du Pakistan, et le sud de l’Afghanistan. Le khan déclara le Baloutchistan indépendant dès le lendemain de la création du Pakistan, prêt à négocier en échange des relations politiques et économiques privilégiées avec le nouvel État musulman, mais la tentative échoua et l’armée pakistanaise investit de force le territoire. Les relations conflictuelles commencèrent entre le gouvernement pakistanais et ce qui était désormais sa province.

La partie ouest du Baloutchistan historique se trouve à l’est de l’Iran, regroupée en province administrative sous le nom de Sistan-Baloutchistan. On y retrouve les mêmes problématiques sociales et économiques qui entretiennent des tensions au Pakistan : sous-développement économique, analphabétisme, ostracisme. La région est également une voie privilégiée de trafic de drogues, offrant un passage vers l’océan. Cela a notamment pour effet le développement d’une économie parallèle. Téhéran a récemment renouvelé son intérêt pour sa province en y finançant (avec l’aide de l’Inde) un port dans la cité côtière de Chabahar. Ces rares efforts de développement ne s’accompagnent pas de politiques sociales notables Les inégalités socio-économiques sont source de contestations et de résistances, cependant celles-ci ne semblent pas aussi organisées qu’au Pakistan.

En conflit depuis 1947

À compter du 14 août 1947, date de création du Pakistan, les Baloutches entrent dans une relation antagonique avec un gouvernement qu’ils considèrent comme colonisateur. Elle dégénérera en conflit armé à plusieurs reprises.

Une première insurrection a lieu dès le 15 août 1947, lendemain de la création du Pakistan et jour où Ahmad Yar Khan tente d’affirmer l’indépendance du Baloutchistan. La résistance s’étale sur neuf mois, s’achevant avec l’annexion du royaume de Kalat et la victoire de l’armée pakistanaise.

En 1954, le Pakistan fait face à des problèmes de gestion administrative avec sa partie orientale, se trouvant à plusieurs milliers de kilomètres de là, le futur Bangladesh, alors Pakistan-Oriental. Pour tenter de faciliter la gouvernance et affirmer l’unité du pays, le gouvernement décide d’annoncer, le 22 novembre, la fusion de toutes les provinces en un unique Pakistan-Occidental, à l’image du Pakistan-Oriental. C’est ce qu’on retiendra sous le nom de One Scheme Unit. Les Baloutches, ainsi que d’autres ethnies, voient cet acte comme un déni supplémentaire de leur identité et une nouvelle tentative d’assimilation forcée.

En octobre 1957, Ahmad Yar tente de revenir au pouvoir en tant que khan de Kalat en réunissant les trente-cinq principaux sardars à Karachi. Cependant la réunion se termine mal lorsque les chefs tribaux comprennent qu’Ahmad Yar ne désire pas seulement réunifier le Baloutchistan en tant que province, mais recréer l’historique khanate de Kalat, dont il compte prendre la tête, en tant que khan-e baloch. Considérant ce dessein comme un anachronisme, la plupart des sardars se désolidarisent alors de l’ancien khan, qui ne peut mettre son plan en pratique.
Le gouvernement pakistanais n’en utilise pas moins les intentions de Ahmad Yar comme prétexte pour réaffirmer son contrôle dans la région. L’accusant de rébellion, l’armée destitue et arrête le khan, ainsi que près de trois cents dirigeants politiques baloutches, tuant au passage nombre de membres des tribus.
Le 7 octobre 1957, a loi martiale est instituée sur l’ensemble du pays, exigeant des tribus baloutches qu’elles remettent leurs armes. Pour la population déjà excédée par la démonstration de force militaire, cette demande constitue une reddition inacceptable, ce qui déclenche la deuxième insurrection baloutche de l’histoire du Pakistan. Un sardar de quatre-vingts ans qui s’était déjà illustré lors de la domination britannique, Nauroz Khan Zarakzai, de la tribu des Zehri, prend la tête du soulèvement.
Le déploiement militaire, composé de chars d’assaut et d’artillerie, pousse à bout les insurgés plus qu’il ne les calme et un rassemblement de près de mille hommes exige, entre autres, la libération immédiate du khan. La guérilla se prolonge jusqu’en 1962 (une tentative de négociation échoue en 1960), avec des victoires pour chaque camp, jusqu’à ce qu’une trahison permette aux forces pakistanaises l’arrestation des dirigeants, notamment Nauroz Khan, son fils et cinq membres de sa famille. Ils sont condamnés à la mort par pendaison, tandis que le sardar est envoyé en prison, où il meurt en 1964. À ce jour, ils sont toujours considérés comme des martyrs par les militants nationalistes baloutches.

En 1970 est prononcée la dissolution du One Scheme Unit, les provinces retrouvant leur statut.

L’exemple bangladais
L’insurrection de 1973 reste, à ce jour, la plus marquante et la plus meurtrière. Elle résulte directement des événements de 1971. Au Pakistan-Oriental, Sheikh Mujibur Rahman, qui avait créé la Ligue Awami en 1949, fait de plus en plus pression pour obtenir l’indépendance. La Ligue gagne les élections locales de 1970 mais se voit refuser les résultats par le gouvernement central, ce qui génère un début de révolte. Sheikh Mujibur Rahman est arrêté et des milliers d’insurgés sont assassinés. L’Inde, voyant affluer les réfugiés, s’implique militairement du côté des indépendantistes et le Pakistan-Oriental finit par obtenir son indépendance, devenant l’actuel Bangladesh, en 1971.

Le nationalisme baloutche
Au Baloutchistan, la décennie écoulée voit se développer, au sein des tribus indépendantistes, un réseau structuré de militants inspirés par les théories marxistes-léninistes. Ils ajoutent la préparation militaire à l’idéologique, et on compte, en 1963, vingt-deux camps de réservistes, rassemblant plusieurs centaines d’hommes, majoritairement sur les territoires des tribus Mengal et Marris.
Enhardis par le succès des séparatistes du nouveau Bangladesh, les nationalistes baloutches réclament à leur tour une plus grande souveraineté au nouveau gouvernement central, désormais dirigé par Ali Bhutto. Celui-ci, craignant une nouvelle sécession, réfute les promesses de la nouvelle Constitution de 1973 et dissout les assemblées locales du Baloutchistan, prétextant la découverte d’armes destinées à une insurrection dans l’ambassade irakienne d’Islamabad. Les hostilités sont déclarées. Elles font plus de cinq mille morts chez les Baloutches, plus de trois mille chez les soldats pakistanais et des milliers de civils.
Le conflit ne se calme qu’avec le renversement du gouvernement d’Ali Bhutto par Zia-ul-Haq quatre ans plus tard, en 1977. Celui-ci libère les dirigeants politiques emprisonnés et, s’il n’accorde pas l’autonomie, promet d’assurer le développement de la province. De plus, l’arrivée massive des troupes soviétiques en Afghanistan en 1979 suscite un grand afflux de réfugiés au Baloutchistan, ce qui changea la donne et détourne les regards du conflit.

Nouvelles déceptions
En guise de stratégie de développement, les Baloutches assistent en réalité à des politiques combinant islamisation et centralisation du pouvoir, le gouvernement ignorant les promesses faites pour apaiser le conflit de 1973-1977. Les tensions suscitées par le déni répété des revendications baloutches d’autonomie politiques et culturelles sont attisées par différents facteurs, notamment économiques, la redistribution inégale des ressources naturelles, et militaires, l’installation de garnisons dans les zones les plus hostiles à l’égard du pouvoir, ce qui exacerbe le sentiment contre les colonisateurs.

Perpétuation du conflit
Depuis 2004, les conflits armés resurgissent. D’autres événements, isolés ou structurels, alimentent régulièrement les tensions. En 2005, une doctoresse sindhi est violée par un capitaine de l’armée pakistanaise au Baloutchistan. L’affront est lourd pour ses hôtes baloutches. Selon la culture baloutche, son double statut protégé de femme et d’invitée (originaire de la province du Sindh), le code d’honneur hospitalier baloutche, exagère l’événement. Le sardar Akbar Khan Bugti démarre une guérilla qui nécessite l’implication de sept mille paramilitaires pakistanais, ainsi que des chars d’assauts, hélicoptères et autres équipements lourds. Le sardar Akbar Bugti est assassiné en 2006.
Pervez Musharraf, président de la république de 2001 à 2008, applique à son tour une politique centralisatrice et belliqueuse à l’encontre des revendications baloutches (culturelles, économiques ou politiques). Son successeur, Asif Ali Zardari, présente ses excuses aux Baloutches pour les exactions passées et assure vouloir œuvrer à l’augmentation de leur niveau de vie mais la réalité est largement en deçà des promesses.